05 juillet 2025

La puissance de l'invisible


Comment faire naître des émotions à partir de l'invisible, du supposé, de l'évocation ? Pourquoi ce qu'on ne montre pas peut-il être plus puissant que ce qu'on révèle ? Dans ce segment de l'interview, nous explorons cette tension fondamentale entre révélation et suggestion qui définit peut-être l'essence même de la direction photo.


Comment définirais-tu ta sensibilité ou ta signature visuelle en tant que directeur de la photographie ?

Pour moi, il y a deux choses qui touchent à l'à peine visible, à l'à peine perceptible : les ténèbres et le hors-champ. C'est dans ces deux domaines que je laisse le spectateur "travailler", y mettre du sien, faire résonner son imaginaire, ses fantasmes, les facettes parfois très enfouies de sa personnalité. Et c'est là que la magie et l'émotion se trouvent.

Si tu révèles tout, si tu montres tout — imagine une caméra à 360 degrés et une lumière uniforme —, il n'y a plus de magie, très peu d'émotion. Il n'en surgirait que d'un visage de comédien, mais tout le reste ne porte rien.

Le cadrage et surtout ce que je ne cadre pas — le hors-champ —, l'éclairage et ce que je n'éclaire pas — tout ce qui reste dans la pénombre — laissent au spectateur une grande marge d'imagination. Ça le respecte, parce que ça respecte sa façon active de rentrer dans une image et de se faire sa propre interprétation.

C'est assez magique : quand il voit des plans au cinéma, au bout de quelques secondes, le spectateur est en mesure de dire "les deux acteurs sont à 3 mètres l'un de l'autre, le plus distant est sans doute à deux mètres de la cheminée, la cheminée fait face à une fenêtre", alors que la séquence vient de commencer. Cette faculté du spectateur, je la lui laisse — je laisse le spectateur faire une partie du travail, qui concerne bien évidemment aussi les émotions.

Mon style est né de ça : je fais exister le hors-champ par la lumière, par le son aussi. Je laisse beaucoup de place sur le plateau à l'équipe son, parce qu'un bon son fait énormément pour rendre l'image expressive — pas seulement belle, mais expressive — et pour faire deviner le hors-champ.

J'aime les éclairages qui ont du chien, du caractère, parce qu'ils ont une direction. Quitte à ce qu'on sente les sources — ça, je m'en fous complètement, je m'en affranchis. Ce qui est important pour moi, c'est le résultat sur un visage, sur un objet, dans la spatialisation d'un décor : rendre lisible un découpage, une séparation entre le fond et un premier plan, par des contrastes. Que ce soit des contrastes de couleurs, de flou-net, de mouvement — un élément immobile face à un élément mobile. Les contrastes, c'est très important, et pas seulement en termes de luminance.

J'aurais une tendance naturelle à privilégier des éclairages contrastés et des cadrages qui révèlent des hors-champs.

Penses-tu qu'on arriverait à distinguer que c'est toi le chef opérateur par rapport à quelqu'un d'autre ? Arrive-t-on à reconnaître vraiment un détail qui fait "ah ça c'est Pascal Montjovent qui est derrière la caméra" ?

Il y a des tics qui sont moins artistiques que perceptifs. Dans des nuits où les plans sont très en pénombre, je m'arrange à avoir des petites références de blanc dans l'image — des touches de clarté à presque 80-100% sur l'échelle de 0 à 100 — pour donner à l'œil une sorte de plafond perceptif. Voilà où sont les blancs, même si c'est quelques pixels, et du coup les noirs du reste de l'image semblent plus denses, plus profonds.

De la même façon, quand j'ai une scène plutôt dans les hautes lumières en high key, j'aime donner des petites références de noir pour créer une richesse de palette qui ressemble dans le son à ce qu'on a entre les graves et les aigus. Un morceau uniquement grave, au bout d'un moment, appelle des aigus, et les aigus seront très bienvenus. Ça fait partie des choses qu'il est important de donner aux spectateurs, presque au niveau perceptif plutôt qu'émotionnel.

La deuxième chose, ce serait mon souci de lisibilité de l'image. Les plans sont de plus en plus courts, donc il s'agit de donner aux spectateurs un maximum d'informations dès les deux-trois premières images pour permettre à l'œil de décoder l'image. Les informations sur la séparation entre les différents plans : premier plan flou, deuxième plan éclairé, troisième plan plus sombre. Ce sont des détails que j'affectionne.

Pour répondre complètement à ta question, je préfère être caméléon et me fondre dans l'univers d'un réalisateur. Quand il me donne un scénario à lire, je m'efforce plutôt de l'écouter parler des images qu'il aimerait, plutôt que de lui dire "pour cette séquence j'ai imaginé...". Parce que souvent ça ne correspond pas à ce qu'il veut. Lui, il a vécu en écrivant ça, il a vécu avec l'idée depuis plusieurs semaines, plusieurs mois. Si tout d'un coup je lui dis "cette scène, ça serait bien de la faire en noir et blanc", c'est sans doute mieux dans l'absolu, mais ça va le déstabiliser complètement. Donc je préfère l'écouter.

Le revers de la médaille, c'est que souvent les réalisateurs n'ont pas grand-chose à formuler en termes de lumière et de cadre. Ils vont donner des références — un cinéaste coréen, ou un film qu'ils aiment beaucoup, qu'ils ont vu récemment, ou dans leur enfance et qui les a énormément marqués. Mais c'est plutôt une référence perceptive, sensorielle, émotionnelle pour eux, et tu ne vas pas arriver à tirer de cette référence des clés pour rendre leur univers plus palpable.

Il faudrait plutôt interpréter ce que le réalisateur te dit dans ses premières conversations pour entrer en résonance avec son univers. Parce que ce qui m'intéresse, c'est d'aider un réalisateur à concrétiser ses idées, à accoucher. Je me trouve plutôt dans le rôle d'une sage-femme — au sens d'aider vraiment le réalisateur à accoucher de ses intuitions, de ses idées.


Cette philosophie du hors-champ comme espace de liberté pour le spectateur remet en question notre rapport à l'information visuelle. À l'heure où la technologie permet de tout montrer en ultra-haute définition, choisir de cacher, de suggérer, de laisser dans l'ombre devient un acte de résistance créative. Ces "petites références de blanc" dans la pénombre, cette recherche d'équilibre entre graves et aigus visuels, ces contrastes qui sculptent l'espace... autant de détails techniques au service d'une vision artistique claire.

Dans quelques jours, nous verrons comment cette approche se traduit concrètement dans la transmission de l'émotion, et pourquoi parfois il vaut mieux rester en retrait plutôt que d'aller chercher l'effet...

02 juillet 2025

Fasciné par l'ombre plutôt que par la flamme


Qu'est-ce qui pousse quelqu'un à consacrer sa vie à capturer la lumière ? Comment naît cette obsession pour les mystères de l'image qui transforme un enfant fasciné par les ombres portées en directeur de la photographie ?

Un étudiant m'a récemment interrogé sur ces questions dans le cadre de son mémoire. Sa problématique : "En quoi le travail de chef opérateur peut-il contribuer à associer émotion et magie par la mise en image?" Vaste programme. Nos échanges ont duré près de deux heures et touchent à certains aspects essentiels du métier :

  • Parcours et vocation
  • Signature visuelle et hors-champ
  • Transmettre l'émotion par l'image
  • Représenter le fantastique à l'écran
  • Réalisme vs stylisation
  • Choix techniques et esthétiques
  • Intuition et spontanéité sur le plateau
  • Conseils aux jeunes chefs-ops
  • Cette série de huit posts retrace cette conversation, et je me suis dit après coup qu'elle pourrait vous intéresser. J'ai gardé le ton conversationnel.

    Premier épisode : les origines d'une vocation.


    Peux-tu me parler de ton parcours et de ce qui t'a mené à devenir chef opérateur ?

    J'ai toujours été très sensible à la lumière. Même tout bébé, il paraît que la seule façon de me calmer était d'allumer une bougie, de mettre un objet entre le mur et la bougie. Moi, je ne regardais ni la bougie ni l'objet, mais l'ombre sur le mur — c'est ça qui me calmait. C'est un truc que mon père m'a raconté sur le tard, et ça explique peut-être d'où me vient cette fascination. On naît avec des facilités ou des dons comme ça, et moi, c'est vrai que c'est une piste que j'avais envie d'explorer.

    Du coup, même quand mon père s'est opposé au fait que je fasse du cinéma parce qu'il trouvait que c'était un métier de saltimbanque, j'ai persévéré. C'était quelque chose que j'avais envie de pratiquer plus qu'un hobby — c'est vraiment presque une quête dans ma vie, la lumière. 

    Parce que plus je creuse la lumière, plus je me rends compte qu'elle recouvre des mystères. Elle recoupe de grands mystères, dont par exemple la physique quantique, puisqu'elle se comporte d'une façon différente en fonction des obstacles qu'elle va rencontrer. Donc elle a une sorte de faculté de prémonition, en plus. Ce n'est pas de l'ésotérisme, ce sont des choses que la science commence à comprendre, à expliquer.

    En plus, ça touche aux émotions — ce n'est pas que de la science, ça touche aux émotions, à la mise en résonance entre le spectateur et le film. Ces propriétés mystérieuses de la lumière rejoignent ce que je ressens sur un plateau. Composer une image, éclairer, cadrer — tout ça touche pour moi au sacré. Quand la caméra commence à tourner, qu'elle commence à capter et figer les choses, c'est un moment très particulier pour moi. Je ne peux pas considérer que c'est banal, qu'on verra en post-prod.

    Ce côté control-freak m'a amené à être finalement chef opérateur. On est obligé de contrôler beaucoup sur le plateau : des paramètres humains, techniques, artistiques, pour provoquer la magie et l'émotion chez le spectateur. Mais il faut apprendre évidemment aussi à lâcher prise et à laisser, une fois qu'on est bien préparé, une partie du travail à la magie de ce qui se passe sur le plateau entre les êtres humains, entre eux et les décors, entre la caméra et eux, entre la lumière et tout ce petit monde qui rend tout ça magique sur le plateau déjà, et pour le spectateur ensuite.

    Tu as commencé en quelle année à devenir chef opérateur ?

    J'ai commencé à éclairer et à cadrer vers l'âge de 20 ans, donc c'était en 84 environ. C'était en parallèle à mes études à l'université, parce que mon père m'a poussé à des études universitaires. Donc j'ai fait une licence et un master en sciences pro, mais pendant ce temps, je tournais. En pellicule uniquement: Super-8, 16mm, Super-16, 35mm.

    Par contre, pour répondre complètement à ta question, je me suis senti chef-op que vers les 40 ans, quand j'ai atteint une sorte de maturité qui faisait que je pouvais affirmer que j'étais chef-op. C'est-à-dire qu'en l'occurrence, je ne mettrais pas dans l'embarras une production qui m'engagerait, parce que j'avais déjà des réflexes un peu tout-terrain, au sens où j'étais capable de créer des images 20 minutes après que l'équipe arrive sur un décor, quelles que soient les conditions. Donc c'est ça pour moi être chef-op. J'ai donc mis vingt ans à me sentir chef-op.

    Du coup, avant ces 20 ans, tu avais un peu le syndrome de l'imposteur ?

    Oui, qui est tout à fait naturel — j'ai appris ça par la suite. Mais à l'époque, il n'y avait pas Internet. On pouvait beaucoup moins échanger avec les collègues. Ils faisaient semblant d'être très sûrs d'eux, vraiment, et n'échangeaient pas beaucoup. Il y avait cette espèce de culture du secret professionnel, où chacun gardait jalousement ses petits trucs, ses combines techniques. Comme si partager son savoir allait diminuer sa valeur sur le marché. Du coup, on se retrouvait tous isolés, à réinventer la roue chacun dans son coin, en se demandant si on était les seuls à galérer.

    Internet en 1995, ça m'a vraiment aidé à m'émanciper de toutes ces idées et à me sentir un peu plus en résonance avec les confrères, surtout outre-Atlantique et en Angleterre. C'est comme si une grande fenêtre s'était ouverte et j'avais enfin un contact avec des professionnels du monde entier.

    Tout d'un coup, je découvrais que des chefs-ops reconnus racontaient leurs erreurs, leurs tâtonnements, leurs échecs aussi. Alors je culpabilisais moins d'avoir le syndrome de l'imposteur parce que je sentais que c'était quasiment un bon signe, en fait. C'est comme le trac avant de rentrer sur scène pour un comédien. Il paraît que ceux qui n'ont pas le trac sont moins bons que ceux qui l'ont, qui mettent la barre un peu plus haut que ce à quoi ils ont l'habitude, ou qui sortent de leur zone de confort, pour parler comme aujourd'hui.


    Cette anecdote du bébé fasciné par les ombres plutôt que par la source lumineuse résume peut-être tout : voir ce que les autres ne voient pas, être attiré par l'invisible plutôt que par l'évident. Vingt années d'apprentissage pour se sentir légitime, l'avènement d'Internet comme révélateur d'une condition partagée... Autant d'étapes qui dessinent le portrait d'un métier où la technique ne suffit pas — il faut aussi apprivoiser ses propres mystères.

    Dans quelques jours, nous explorerons comment cette sensibilité particulière se traduit concrètement dans une signature visuelle, et pourquoi le hors-champ peut être plus expressif que ce qu'on montre ;)