06 avril 2020

Les lumières du Pouvoir


Dernière minute: ce post a insipré une interview dans le magazine ComPol. Fabrice Pozzoli-Montenay @FPM_Paris a approfondi avec moi quelques points survolés ci-dessous.
Téléchargez le PDF ici.

Ces temps de crise mondiale sont une bonne occasion pour comparer la mise en lumière des allocutions officielles des femmes et des hommes d’état.

Je voudrais en profiter pour mettre en parallèle deux stratégies d’éclairage bien différentes.
Des partis-pris dont les effets sur le spectateur sont, eux aussi, bien distincts.

D’une part, le Président français Emmanuel Macron puis son Premier Ministre Edouard Philippe se sont longuement exprimés à la télévision, comme ils le font couramment.

A l’instar de Mitterrand, Giscard, ou Sarkozy, ils sont éclairés à plat, c’est-à-dire d’une façon qui efface toutes les ombres sur leurs visages. C’est en général le traitement que l’on réserve aux acteurs vieillissants, pour estomper leurs rides.

Ici, ce choix pourrait davantage s’expliquer par un souci de transparence, par la volonté presque fébrile de ne rien cacher. Même les décors derrière ces augustes personnages sont éclairés de face, même puissamment, et maintenus relativement nets.

Le cadre est frontal, l’homme d’état centré, l’axe optique le plus souvent perpendiculaire au mur.

Il en résulte une image lisse, aseptisée, d’où toute émotion potentielle a été « passée au Karcher »:

La lumière frontale mais trop basse éclaire souvent les dents du Président,
ce qui lui donne un aspect carnassier intimidant.
Le reflet de cette lumière dans ses yeux trouble son regard parce qu'il est trop proche de ses pupilles. 

La lumière est utilitaire, elle doit permettre de voir, pas de percevoir, et surtout pas de ressentir.
Un éclairage technique pour des visages de technocrates.

___

D’autre part, la Reine d’Angleterre Elizabeth II vient de s’adresser à ses sujets lors d’une apparition tout à fait exceptionnelle à la télévision.



Alors qu’on pouvait s’attendre à un éclairage neutre et « plat », la voilà modelée par un Keylight 3/4 latéral, qui rend son visage expressif sans chercher à en dissimuler toutes les rides, tandis qu’un Fill en débouche la partie ombragée pour créer un subtil contraste. Une très légère "décro" ("backlight") dans ses cheveux blancs la détache du fond, sur la droite du cadre.

Dans les gros plans le décor derrière elle est très flou et légèrement sous-exposé, ce qui accentue sa présence.

Elle crève l’écran.



L’éclairage est expressif mais mesuré, il évoque une conversation intime mais solennelle.

Le cadre est harmonieux: son corps légèrement orienté vers l'intérieur de l'image, elle n’est pas centrée, et partage l’écran avec une lampe à abat-jour, des fleurs et des éléments décoratifs dorés qui rappellent les « Ors du Pouvoir » si chers aux Présidents français.
Mais ici, ces dorures sont évoquées, et non pas exhibées. C’est tout l’art de l’understatement.

Le message de la monarque, tout aussi solennel que celui du Président français, aurait pu se contenter d’une mise en lumière stricte, neutre et impartiale.

Ici au contraire, la lumière donne à voir, à percevoir et à ressentir.



Ces deux « philosophies de la lumière », proviennent sans doute de traditions différentes: les images lisses des communicants efficaces d’un côté (les chefs op français sont aux ordres des Dir de Comm), et les images expressives des artisans anglo-saxons de l’autre.

Héritiers d’un savoir-faire ancestral pratiqué sur les scènes de théâtre et les plateaux de cinéma, ces derniers connaissent toutes les ficelles pour créer des images capables de tisser des liens solides entre l’orateur, son message et son public.

Il ne s’agit pas de manipuler le téléspectateur, mais plutôt d’établir avec lui un rapport non seulement intellectuel mais aussi émotionnel.
De soutenir un message d’urgence avec la tendresse d’une mère plutôt qu’avec la martialité d’un chef des armées.

___

Et pour finir sur une note légère et historique: l’immense Chef Opérateur français Henri Alekan raconte dans ses mémoires posthumes (lien vers l’éditeur) qu’il a éclairé, vers la fin de sa vie, certaines interventions de Mitterrand.

Comme on le constate sur ce screenshot, les "communicants efficaces" (Jacques Séguéla par exemple) étaient déjà à l'oeuvre:

Si ça vous tente, visionnez l'allocution.



Je vous laisse en bonne compagnie:





Intimidant ? Yes, indeed.