La pauvreté doit-elle forcément être soulignée par des images tristes? © Warner Bros |
Alfred Hitchcock révélait, lors d'un entretien mémorable avec François Truffaut en 1962, une notion qui demeure révolutionnaire : il filmait les scènes de crime comme des scènes d'amour, et inversément.
Cette déclaration, immortalisée dans l'ouvrage "Hitchcock/Truffaut", met en lumière l'idée que le cinéma, en tant que langage visuel, offre une palette de techniques pouvant être appliquées de manière transversale pour susciter une gamme d'émotions variées, qu'il s'agisse d'un baiser passionné ou d'un coup de poignard fatal.
Ce principe d'interchangeabilité, voire de contrepoint, soulève une question intrigante : la cinématographie doit-elle être l'écho du scénario, ou peut-elle le défier, offrant ainsi au spectateur une couche supplémentaire d'interprétation ?
En explorant le travail de la cheffe opératrice Mandy Walker sur ELVIS, ces questions se posent avec une certaine évidence, invitant à une réflexion sur le rôle et les possibilités de la cinématographie dans la narration cinématographique.
Dans d'innombrables interviews de chefs opérateurs, le cinéma est souvent loué pour sa capacité à unir le visuel et le narratif en une symbiose harmonieuse: le visuel est supposé accompagner et augmenter ce que le scénario évoque.
Cependant, la discussion autour d'ELVIS et du travail de Mandy Walker incite à une interrogation : la cinématographie doit-elle toujours marcher au pas du scénario, ou peut-elle emprunter des sentiers moins battus, offrir des contrepoints, voire contredire la narration elle-même ?
Dans ELVIS, la cinématographie épouse de près le parcours narratif. Le basculement des optiques sphériques vers les anamorphiques, bien que techniquement intéressant, semble redire ce que le scénario nous murmure déjà. Elles transmettent une transition de l'innocence à la complexité, une métamorphose visuelle qui échoit au parcours d'Elvis. Mais n’y avait-il pas là une occasion manquée de creuser plus profond, de proposer une autre lecture, de jeter une lumière différente sur les évènements ?
En choisissant de refléter plutôt que de défier la narration, la cinématographie pourrait-elle avoir réduit l'espace pour une interprétation alternative ? Un choix moins littéral aurait-il pu offrir une texture additionnelle, une subtilité, une profondeur qui aurait échappé autrement à l'œil ?
À l'image, les débuts dans la pauvreté sont soulignés par une palette de couleurs verdâtres et désaturées, puis l'ascension vers la gloire est illustrée par des couleurs riches et glamour, puis la trajectoire descendante voit les contrastes s'accentuer, les zones d'ombre envahir l'écran. Ces transitions, bien que poétiques et pleines de bonnes intentions, retracent fidèlement la trajectoire d'Elvis.
Oui, mais… Et si la lumière avait été utilisée de manière contrapuntique ? Une enfance pauvre mais riche de nuances aurait pu évoquer, rétrospectivement, la perte d'une certaine forme de bonheur simple; Et des zones de pénombre dans les moments de succès d'Elvis, les fissures sous le vernis, les ombres au cœur de la célébrité.
Même réflexion pour les mouvements de caméra. Ils vibrent au rythme d'Elvis, oui, mais auraient-ils pu, à certains moments, s'écarter, se calmer, révéler ce qui échappe, ce qui se cache en périphérie ?
Les choix de Mandy Walker sont indéniablement empreints de maîtrise technique et d'une compréhension profonde du scénario. Néanmoins, ils invitent également à la réflexion : la cinématographie, dans son désir de cohérence narrative, perd-elle parfois l'opportunité de questionner, de contester, d'explorer au-delà du texte?
En déviant du chemin tracé, en proposant des contrepoints visuels, la cinématographie peut ouvrir de nouvelles portes de compréhension, invitant le spectateur à voir au-delà de l'évident, à questionner le visible et l'invisible.
Dans « In the Mood for Love» (2000), le chef opérateur Christopher Doyle explore avec audace le concept de contrepoint en cinématographie. Au cœur d'une histoire où les silences en disent long, Doyle crée un écrin visuel saturé de couleurs vives qui semblent presque vibrer avec l'intensité du désir non réalisé et de la mélancolie qui imprègnent chaque scène.
Ce choix crée une tension visuelle palpable qui contraste avec la retenue émotionnelle des personnages, enrichissant la narration d'une manière subtile mais puissante.
In the Mood for Love - © Block 2 Pictures, Jet Tone Production, Paradis Films |
Là où les mots sont absents, les choix visuels de Doyle parlent, offrant une résonance émotionnelle qui transcende les dialogues. Ce contraste entre l'expression visuelle exubérante et la sobriété émotionnelle des protagonistes crée un espace d'interprétation riche, permettant au spectateur de ressentir l'ardeur sous-jacente et la tension non exprimée.
C'est un parfait exemple de la manière dont la cinématographie peut offrir des contrepoints, enrichissant la trame narrative en proposant une dimension visuelle qui, tout en étant en désaccord apparent avec l'expression émotionnelle des personnages, amplifie la profondeur de leur expérience intérieure.
Il pose ainsi un regard réfléchi sur la manière dont le non-dit, le sous-entendu et l'inexprimé peuvent être magnifiquement capturés et communiqués à travers les choix esthétiques en cinématographie.
Alors, la prochaine fois que la lumière s'éteint dans la salle, et que le film commence, demandons-nous : que me dit la cinématographie, et surtout, que ne me dit-elle pas ? Et dans cet espace silencieux, quelles vérités pourrais-je découvrir ?
Interview de Mandy Walker dans l'excellent Go Creative Show de Ben Consoli. Ben est lui-même chef opérateur, ce qui nous vaut des interviews très pointues.
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