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"La fleur du Mékong" de Dimitri Frank, images de votre serviteur ;) |
Suite de l'interview que j'ai donnée récemment. Je vous la partage parce que ça pourrait vous intéresser. Aujourd'hui: comment transmettre des émotions à travers un plan?
Ça repose sur du travail d'observation. Cette étape de la mise en place avec les comédiens le matin, tranquillement avec juste le réalisateur — voir ce que les comédiens proposent nous permet de construire ce que la scène va véhiculer comme émotion. Est-ce que les acteurs sont déjà en mesure de la donner ? Ou est-ce qu'il va falloir que nous, à la lumière, au cadre, avec un mouvement de caméra, on booste ça ? Ou au contraire, qu'on reste en retrait — plan fixe, d'un peu loin ?
Il faut ressentir les choses d'abord. Les intellectualiser un petit peu après, au sens de : voilà ce qu'on voit, voilà ce qu'on doit ressentir — c'est presque deux choses différentes. Il y a des scénaristes qui travaillent comme ça : chaque scène, c'est une fiche recto verso. Recto, ce que le spectateur voit. Verso, ce qu'il doit ressentir, le sous-texte. Ces éléments doivent être clairs pour tout le monde.
Si l'émotion que dégage le comédien est assez forte, on ne va pas aller la chercher par des artifices d'éclairage ou de cadre. Par exemple, avec une caméra sensationnaliste qui s'approcherait en gros plan de quelqu'un en train de pleurer — parfois il vaut mieux faire preuve de pudeur à l'image.
Il s'agit de composer avec ce que le comédien propose et de rendre lisibles — ou pas — certains endroits du visage ou des parties du décor, qui font qu'on ressent les émotions qu'on voulait faire ressentir. Nous devant le moniteur sur le tournage, et les spectateurs au final.
Quels sont les outils que tu utiliserais pour évoquer une émotion ?
C'est là le choix de l'optique et évidemment celui de la lumière. Par exemple, je peux laisser un comédien dans la pénombre — une pénombre assez forte avec juste quelques éléments du visage qu'on arrive à lire — sur un fond assez clair ou avec des contres assez forts. Ce qui fait qu'on est obligé mentalement, en tant que spectateur, de se rapprocher du personnage.
Tout ce qui contribue à ce que le spectateur se penche en avant — au sens physique et aussi sensoriel — favorise l'émotion.
C'est aussi la position de la caméra par rapport au visage du comédien qui est déterminante. J'aime bien les cadrages où la caméra est à hauteur de poitrine, avec une contre-plongée discrète. Ça donne au personnage une présence à l'écran — juste un petit supplément de présence, presque subliminale. Ça permet une sorte d'effet 3D, au sens où les têtes s'imposent dans la salle.
Et les décadrages, ça joue aussi ?
Et puis les décadrages bien sûr : si le personnage est filmé avec l'espace derrière sa tête — ce qui est tout à fait bizarre par rapport à un cadrage normal où il y a de l'air devant. S'il y a de l'air derrière la tête dans un cadrage, ça communique énormément sur ce qui se passe dans la tête du personnage.
Quand la lumière raconte l'émotion
As-tu des exemples concrets de scènes où l'émotion passait principalement par la lumière ?
Dans un film que j'ai tourné qui s'appelle Le lac noir, on avait des séquences qui devaient évoquer des scènes assez terribles. Les personnages étaient vraiment déchirés entre des émotions contradictoires — c'était des pactes avec le diable, des promesses d'âme en échange d'autres avantages.
Dans ces circonstances-là, avant même d'imaginer ce que les comédiens allaient pouvoir donner, j'imaginais des directions de lumière. Par exemple, j'avais éclairé le sol assez fortement et laissé les visages dans la pénombre. La lumière rebondissait doucement vers les visages et accentuait ce côté un peu angoissant d'un soleil de minuit. Contrairement au soleil de jour qui nous arrive plutôt d'en haut, celui-là venait d'en dessous de l'horizon et arrivait sur les visages depuis en dessous. Ce qui est antinaturel et évoque des sentiments inquiétants.
Mais de plus en plus, j'aurais tendance à attendre de voir ce que les comédiens proposent et avoir des réflexes très rapides sur le plateau pour ajuster en conséquence.
La couleur comme langage émotionnel
Travailles-tu différemment la lumière ou les couleurs selon l'état émotionnel d'un personnage ?
Les couleurs ne sont pas neutres. Là où on atteint des zones audacieuses, c'est quand la lumière elle-même est colorée. Les sources LED actuelles permettent de tester des audaces et des contrastes colorimétriques. C'est vraiment tout un nouveau champ d'expressivité.
À quoi bon filmer en couleur si les couleurs ne servent à rien au niveau expressif ? Quand on utilise les couleurs, il ne faudrait pas le faire en autopilote. Il faudrait le faire à bon escient.
Tu penses qu'on devrait être plus audacieux avec la couleur ?
Je me demande si on ne devrait pas plus creuser dans cette direction. Que les éclairages soient plus naturellement colorés, qu'on habitue les spectateurs à vivre avec des images plus colorées.
Il y a des cinématographies en Asie ou en Amérique latine qui sont naturellement plus colorées : le cinéma mexicain, sud-coréen, le cinéma indien. Ils ont un art de la couleur qui est souvent très subtil. Le spectateur dans ces pays-là a l'habitude de films colorés. Sa culture visuelle est enrichie par ça. Du coup, les jeunes cinéastes ont naturellement tendance à explorer l'expressivité des couleurs plus volontiers que les chefs-op français par exemple, qui font encore un recours assez timide à la couleur dans leurs éclairages.
L'intuition comme guide émotionnel
Dirais-tu que tes choix visuels sont plutôt guidés par ce que tu ressens ou par ce que la technique impose ?
Par ce que je ressens.
La technique ne doit jamais être limitante. Si elle l'est, c'est que tu as mal choisi ta caméra, ton optique, ton équipe. À partir du moment où tu as blindé l'aspect technique, tu ne seras plus embêté par des limitations. Être illimité techniquement, ça permet d'être guidé par le ressenti.
Est-ce que tes intuitions jouent un rôle important dans tes décisions de plateau ?
L'intuition joue un rôle important dans mes décisions de plateau, mais ça vient avec l'expérience. Autrefois je me blindais et maintenant je suis très réceptif à ce que mon intuition me dicte. Aussi à ce que le hasard me propose.
Pendant un réglage lumière, par exemple, tout d'un coup, quelqu'un passe avec un plateau régie dans le faisceau d'un projecteur et je vois l'éclat d'un verre qui projette des caustiques partout. En un quart de seconde, je change complètement mon installation lumière pour quelque chose de beaucoup plus simple que prévu.
Comment tu concilies ce besoin de contrôle avec cette ouverture à l'imprévu ?
D'un côté, un chef-op doit être un control freak. Il doit préparer, blinder. D'un autre côté, il faut être capable d'accueillir les meilleures idées au moment où elles arrivent. Ça, c'est l'intuition. Savoir ce qu'on veut raconter — si c'est clair pour le réalisateur, moi et les comédiens. Si tout d'un coup il y a cet effet qui arrive, quelqu'un qui dit un mot sur le plateau et je me dis "ça me rappelle une musique, un univers ou un certain type de couleur" — tout d'un coup c'est l'intuition qui parle.
La préparation a servi à arriver à ce moment-là où on trouve une idée encore meilleure que celle qu'on pensait bonne. L'intuition arrive, mais elle prend le relais sur la prépa. Avec l'expérience, tu fais de plus en plus confiance à ton intuition parce que les bases techniques sont acquises.
L'équilibre paradoxal
Finalement, qu'est-ce qui prime : la lumière ou le cadre ?
Pour moi, la lumière fait toute la différence une fois que les autres éléments sont en place — décors, costumes, acteurs. Si je dois choisir entre cadre et lumière, je privilégierai toujours la lumière.
Mais il faut apprendre aussi à lâcher prise et à laisser, une fois qu'on est bien préparé, une partie du travail à la magie de ce qui se passe sur le plateau. Entre les êtres humains, entre eux et les décors, entre la caméra et eux, entre la lumière et tout ce petit monde qui rend tout ça magique sur le plateau déjà, et pour le spectateur ensuite.