28 septembre 2023

Dissonances narratives : l'art du contrepoint visuel

La pauvreté doit-elle forcément être soulignée par des images tristes?
© Warner Bros

Alfred Hitchcock révélait, lors d'un entretien mémorable avec François Truffaut en 1962, une notion qui demeure révolutionnaire : il filmait les scènes de crime comme des scènes d'amour, et inversément.

Cette déclaration, immortalisée dans l'ouvrage "Hitchcock/Truffaut", met en lumière l'idée que le cinéma, en tant que langage visuel, offre une palette de techniques pouvant être appliquées de manière transversale pour susciter une gamme d'émotions variées, qu'il s'agisse d'un baiser passionné ou d'un coup de poignard fatal.

Ce principe d'interchangeabilité, voire de contrepoint, soulève une question intrigante : la cinématographie doit-elle être l'écho du scénario, ou peut-elle le défier, offrant ainsi au spectateur une couche supplémentaire d'interprétation ?

En explorant le travail de la cheffe opératrice Mandy Walker sur ELVIS, ces questions se posent avec une certaine évidence, invitant à une réflexion sur le rôle et les possibilités de la cinématographie dans la narration cinématographique.

Dans d'innombrables interviews de chefs opérateurs, le cinéma est souvent loué pour sa capacité à unir le visuel et le narratif en une symbiose harmonieuse: le visuel est supposé accompagner et augmenter ce que le scénario évoque.
 
Cependant, la discussion autour d'ELVIS et du travail de Mandy Walker incite à une interrogation : la cinématographie doit-elle toujours marcher au pas du scénario, ou peut-elle emprunter des sentiers moins battus, offrir des contrepoints, voire contredire la narration elle-même ?



Dans ELVIS, la cinématographie épouse de près le parcours narratif. Le basculement des optiques sphériques vers les anamorphiques, bien que techniquement intéressant, semble redire ce que le scénario nous murmure déjà. Elles transmettent une transition de l'innocence à la complexité, une métamorphose visuelle qui échoit au parcours d'Elvis. Mais n’y avait-il pas là une occasion manquée de creuser plus profond, de proposer une autre lecture, de jeter une lumière différente sur les évènements ?

En choisissant de refléter plutôt que de défier la narration, la cinématographie pourrait-elle avoir réduit l'espace pour une interprétation alternative ? Un choix moins littéral aurait-il pu offrir une texture additionnelle, une subtilité, une profondeur qui aurait échappé autrement à l'œil ?

À l'image, les débuts dans la pauvreté sont soulignés par une palette de couleurs verdâtres et désaturées, puis l'ascension vers la gloire est illustrée par des couleurs riches et glamour, puis la trajectoire descendante voit les contrastes s'accentuer, les zones d'ombre envahir l'écran. Ces transitions, bien que poétiques et pleines de bonnes intentions, retracent fidèlement la trajectoire d'Elvis. 



Oui, mais… Et si la lumière avait été utilisée de manière contrapuntique ? Une enfance pauvre mais riche de nuances aurait pu évoquer, rétrospectivement, la perte d'une certaine forme de bonheur simple; Et des zones de pénombre dans les moments de succès d'Elvis, les fissures sous le vernis, les ombres au cœur de la célébrité.

Même réflexion pour les mouvements de caméra. Ils vibrent au rythme d'Elvis, oui, mais auraient-ils pu, à certains moments, s'écarter, se calmer, révéler ce qui échappe, ce qui se cache en périphérie ?

Les choix de Mandy Walker sont indéniablement empreints de maîtrise technique et d'une compréhension profonde du scénario. Néanmoins, ils invitent également à la réflexion : la cinématographie, dans son désir de cohérence narrative, perd-elle parfois l'opportunité de questionner, de contester, d'explorer au-delà du texte?

En déviant du chemin tracé, en proposant des contrepoints visuels, la cinématographie peut ouvrir de nouvelles portes de compréhension, invitant le spectateur à voir au-delà de l'évident, à questionner le visible et l'invisible.


Dans « In the Mood for Love» (2000), le chef opérateur Christopher Doyle explore avec audace le concept de contrepoint en cinématographie. Au cœur d'une histoire où les silences en disent long, Doyle crée un écrin visuel saturé de couleurs vives qui semblent presque vibrer avec l'intensité du désir non réalisé et de la mélancolie qui imprègnent chaque scène. 
Ce choix crée une tension visuelle palpable qui contraste avec la retenue émotionnelle des personnages, enrichissant la narration d'une manière subtile mais puissante. 

In the Mood for Love - © Block 2 Pictures, Jet Tone Production, Paradis Films

Là où les mots sont absents, les choix visuels de Doyle parlent, offrant une résonance émotionnelle qui transcende les dialogues. Ce contraste entre l'expression visuelle exubérante et la sobriété émotionnelle des protagonistes crée un espace d'interprétation riche, permettant au spectateur de ressentir l'ardeur sous-jacente et la tension non exprimée. 

C'est un parfait exemple de la manière dont la cinématographie peut offrir des contrepoints, enrichissant la trame narrative en proposant une dimension visuelle qui, tout en étant en désaccord apparent avec l'expression émotionnelle des personnages, amplifie la profondeur de leur expérience intérieure. 

Il pose ainsi un regard réfléchi sur la manière dont le non-dit, le sous-entendu et l'inexprimé peuvent être magnifiquement capturés et communiqués à travers les choix esthétiques en cinématographie.

Alors, la prochaine fois que la lumière s'éteint dans la salle, et que le film commence, demandons-nous : que me dit la cinématographie, et surtout, que ne me dit-elle pas ? Et dans cet espace silencieux, quelles vérités pourrais-je découvrir ?



Interview de Mandy Walker dans l'excellent Go Creative Show de Ben Consoli. Ben est lui-même chef opérateur, ce qui nous vaut des interviews très pointues.

18 septembre 2023

Décisions artistiques : faut-il tout figer sur le plateau ou garder des options pour la post-prod ?

Couleurs, contrastes, noir détail, textures: à quel moment faut-il figer nos options?
(© Midjourney et moi 😇)

On me pose souvent la question: vaut-il mieux figer certaines décisions artistiques importantes pendant le tournage, ou se laisser un maximum d'options en post-prod?

La seconde édition d'Euro Cine Expo s'est tenue du 30 juin au 1er juillet 2023 à Munich. Elle a permis à plusieurs directeurs de la photographie, étalonneurs et représentants de fabricants de caméras de participer à une table ronde organisée par le comité technique d'IMAGO. Celle-ci était dédiée au débat sur le choix d'enregistrer ou non les décisions artistiques sur le plateau ou en postproduction.

Les participants ont partagé leurs réflexions sur ce sujet important. Quels sont les avantages et inconvénients de chaque méthode ?

Un article du Cinematography World de sept/oct 23 (lien en fin de post) présente sur trois pages les opinions de onze participants, dont pour la France celle de Pascale Marin, AFC. Elle en résume bien les enjeux:

« Personnellement, sur les films sur lesquels je travaille aujourd'hui, ce sont généralement les réalisateurs qui ont le dernier mot sur les décisions artistiques. Mais dans quelle mesure sont-ils inflexibles ? Mesurent-ils bien les répercussions de leurs choix ou de leurs changements d'avis ?

C'est à moi de le découvrir. C'est à moi de les aider à concrétiser leurs idées jusqu'au bout, voire plus loin, mais pas de les empêcher de revenir en arrière si cela fait partie de leur processus créatif. Et tout cela dans un temps et un budget donnés, sans compromettre le travail des autres départements. Par conséquent, plus que tout, c'est une question de communication, sincère et éclairée.»

Roberto Schaefer AIC ASC ITC soulève un point important quant au contrôle des images:

« En tant que directeur de la photographie, j'estime qu'il est en fait constructif de figer certains paramètres pendant le tournage. Cela aide à construire l'image que nous voulons pour le rendu final, même si ce n'est pas complètement l'image que nous mettrons au point lors de l'étalonnage numérique — si nous pouvons y assister. De nombreux éléments peuvent empêcher le directeur de la photo d'être présent à l'étalonnage - travail, distance et non-coopération des producteurs. 

Les Looks ARRI 35 intégrées dans les fichiers OCN sont utiles pour nous afin de contrôler nos images finales. Si les rendus étaient purement dans les métadonnées, rien ne garantirait qu'ils seraient appliqués en postproduction.»

La discussion se poursuivra lors d'une seconde table ronde à Camerimage 2023, avec le soutien d'Euro Cine Expo et Cinematography World.

SUCCESSION DES DÉCISIONS: 

PRÉPARATION

Style, références, moodboards, déclarations d'intentions, etc.

PLATEAU

Éclairage
Découpage
Placement de la caméra
Maquillage, etc.

OPTIQUES

Types d'objectifs
Filtres optiques
Objectif sphérique / anamorphique

CAMÉRA

Format d'image
Résolution
Type d'enregistrement : RAW / Codec
Courbes gamma
Contrôle de la netteté
Contrôle de la texture : débruitage / bruitage

POSTPRODUCTION

Dématriçage
Contrôle de la netteté (RVB, détails, et floutage de zones)
Étalonnage
Courbes tonalité ou "gamma"
Émulation "film"
Ré-éclairage (Relighting)
Recadrage, redimensionnement
Outils de contrôle de texture
Débruitage / bruitage
Distorsion / déformation
Stabilisation

Pour simplifier la prise en compte des arguments pour et contre, je les ai synthétisés en une liste: 

Décisions artistiques sur le plateau


Avantages :


  1. Retour visuel immédiat : les directeurs de la photographie peuvent voir les effets de leurs décisions pendant le tournage, permettant des ajustements rapides.
  2. Contrôle créatif : permet un contrôle précis de facteurs tels que les couleurs, la texture, la netteté et le bruit pendant le tournage.
  3. Préservation de l'intention : assure que le rendu souhaité est capturé tel qu'imaginé, réduisant le risque de modifications en postproduction.
  4. Efficacité : économise du temps et des ressources en finalisant certains éléments artistiques durant la prise de vues.
  5. Personnalisation : certaines caméras proposent des options pour personnaliser les textures et les ambiances, offrant ainsi de la flexibilité.

Inconvénients :


  1. Moins de flexibilité : capacité limitée à apporter des modifications majeures après la prise de vues, ce qui peut poser problème en cas de changement de direction créative.
  2. Défis techniques : nécessite que les directeurs de la photographie aient une compréhension approfondie des capacités et des réglages de la caméra.
  3. Intégration dans le flux de travail : peut ne pas correspondre au flux de travail en postproduction, ce qui peut causer des problèmes dans les projets collaboratifs.

Décisions artistiques en postproduction


Avantages :


  1. Flexibilité : offre la possibilité d'apporter des modifications importantes à l'image lors de la postproduction, ce qui permet de s'adapter à des changements de direction créative.
  2. Collaboration : Permet les contributions d'étalonneurs et d'autres spécialistes pour peaufiner le rendu final.
  3. Atténuation des risques : fournit une sécurité pour les problèmes inattendus pendant le tournage, car des ajustements peuvent être apportés ultérieurement.
  4. Variété : plusieurs options créatives peuvent être explorées sans s'engager dans un rendu spécifique durant le tournage.

Inconvénients :


  1. Chronophage : les ajustements en postproduction peuvent prendre beaucoup de temps, retardant le produit final.
  2. Coût : Des dépenses supplémentaires peuvent être engagées pour les ajustements en postproduction.
  3. Perte de contrôle : les directeurs de la photographie peuvent avoir moins de contrôle direct sur le rendu final, en fonction de la collaboration.
  4. Complexité du flux de travail : coordonner les modifications en postproduction avec d'autres départements peut être difficile.


J'aimerais ajouter que pour les tournages qui n'ont accès qu'à des caméras compressant le signal image, il est préférable d'enregistrer des images au plus près du résultat final escompté plutôt que de compter sur la postproduction. Figer des choix sur le plateau (à propos d'une dominante couleur, par exemple, ou du réglage du rendu des Blancs par "l'épaule" - KNEE en anglais - de la courbe) permet à la caméra de maximiser le rendu d'image dans son domaine réduit de compétence. Et évite de révéler les défauts inhérents à ce type d'images lors des corrections ultérieures. 


Les participants au panel:

Aleksej Berkovic RGC et co-président d'ITC - directeur de la photographie
Suny Behar - directeur de la photographie/réalisateur (HBO Camera Assessments Series)
Stefan Grandinetti BVK - directeur de la photographie et professeur de cinématographie
Daniel Listh - Sony, spécialiste des solutions d'acquisition de contenu
Pascale Marin AFC - directrice de la photographie
Dirk Meier BVK CSI - étalonneur senior et membre titulaire d'ITC
Philippe Ros AFC et co-président d'ITC - directeur de la photographie
Roberto Schaefer AIC ASC - directeur de la photographie et membre titulaire d'ITC
Tamara Seybold - ARRI, responsable scientifique de l'image et membre d'entreprise d'ITC
Loren Simons - Red Digital Cinema, conseiller principal en technologie cinématographique
Marc Shipman-Mueller - ARRI, chef de produit senior pour les systèmes de caméra
David Stump ASC MITC et co-président d'ITC - directeur de la photographie
Ari Wegner ACS ASC - directrice de la photographie
Rauno Ronkainen FSC - directeur de la photographie et professeur de cinématographie à l'Université Aalto, Département du cinéma et de l'école des arts

https://www.cinematography.world/cw-017-digital/