Comment définirais-tu ta sensibilité ou ta signature visuelle en tant que directeur de la photographie ?
Pour moi, il y a deux choses qui touchent à l'à peine visible, à l'à peine perceptible : les ténèbres et le hors-champ. C'est dans ces deux domaines que je laisse le spectateur "travailler", y mettre du sien, faire résonner son imaginaire, ses fantasmes, les facettes parfois très enfouies de sa personnalité. Et c'est là que la magie et l'émotion se trouvent.
Si tu révèles tout, si tu montres tout — imagine une caméra à 360 degrés et une lumière uniforme —, il n'y a plus de magie, très peu d'émotion. Il n'en surgirait que d'un visage de comédien, mais tout le reste ne porte rien.
Le cadrage et surtout ce que je ne cadre pas — le hors-champ —, l'éclairage et ce que je n'éclaire pas — tout ce qui reste dans la pénombre — laissent au spectateur une grande marge d'imagination. Ça le respecte, parce que ça respecte sa façon active de rentrer dans une image et de se faire sa propre interprétation.
C'est assez magique : quand il voit des plans au cinéma, au bout de quelques secondes, le spectateur est en mesure de dire "les deux acteurs sont à 3 mètres l'un de l'autre, le plus distant est sans doute à deux mètres de la cheminée, la cheminée fait face à une fenêtre", alors que la séquence vient de commencer. Cette faculté du spectateur, je la lui laisse — je laisse le spectateur faire une partie du travail, qui concerne bien évidemment aussi les émotions.
Mon style est né de ça : je fais exister le hors-champ par la lumière, par le son aussi. Je laisse beaucoup de place sur le plateau à l'équipe son, parce qu'un bon son fait énormément pour rendre l'image expressive — pas seulement belle, mais expressive — et pour faire deviner le hors-champ.
J'aime les éclairages qui ont du chien, du caractère, parce qu'ils ont une direction. Quitte à ce qu'on sente les sources — ça, je m'en fous complètement, je m'en affranchis. Ce qui est important pour moi, c'est le résultat sur un visage, sur un objet, dans la spatialisation d'un décor : rendre lisible un découpage, une séparation entre le fond et un premier plan, par des contrastes. Que ce soit des contrastes de couleurs, de flou-net, de mouvement — un élément immobile face à un élément mobile. Les contrastes, c'est très important, et pas seulement en termes de luminance.
J'aurais une tendance naturelle à privilégier des éclairages contrastés et des cadrages qui révèlent des hors-champs.
Penses-tu qu'on arriverait à distinguer que c'est toi le chef opérateur par rapport à quelqu'un d'autre ? Arrive-t-on à reconnaître vraiment un détail qui fait "ah ça c'est Pascal Montjovent qui est derrière la caméra" ?
Il y a des tics qui sont moins artistiques que perceptifs. Dans des nuits où les plans sont très en pénombre, je m'arrange à avoir des petites références de blanc dans l'image — des touches de clarté à presque 80-100% sur l'échelle de 0 à 100 — pour donner à l'œil une sorte de plafond perceptif. Voilà où sont les blancs, même si c'est quelques pixels, et du coup les noirs du reste de l'image semblent plus denses, plus profonds.
De la même façon, quand j'ai une scène plutôt dans les hautes lumières en high key, j'aime donner des petites références de noir pour créer une richesse de palette qui ressemble dans le son à ce qu'on a entre les graves et les aigus. Un morceau uniquement grave, au bout d'un moment, appelle des aigus, et les aigus seront très bienvenus. Ça fait partie des choses qu'il est important de donner aux spectateurs, presque au niveau perceptif plutôt qu'émotionnel.
La deuxième chose, ce serait mon souci de lisibilité de l'image. Les plans sont de plus en plus courts, donc il s'agit de donner aux spectateurs un maximum d'informations dès les deux-trois premières images pour permettre à l'œil de décoder l'image. Les informations sur la séparation entre les différents plans : premier plan flou, deuxième plan éclairé, troisième plan plus sombre. Ce sont des détails que j'affectionne.
Pour répondre complètement à ta question, je préfère être caméléon et me fondre dans l'univers d'un réalisateur. Quand il me donne un scénario à lire, je m'efforce plutôt de l'écouter parler des images qu'il aimerait, plutôt que de lui dire "pour cette séquence j'ai imaginé...". Parce que souvent ça ne correspond pas à ce qu'il veut. Lui, il a vécu en écrivant ça, il a vécu avec l'idée depuis plusieurs semaines, plusieurs mois. Si tout d'un coup je lui dis "cette scène, ça serait bien de la faire en noir et blanc", c'est sans doute mieux dans l'absolu, mais ça va le déstabiliser complètement. Donc je préfère l'écouter.
Le revers de la médaille, c'est que souvent les réalisateurs n'ont pas grand-chose à formuler en termes de lumière et de cadre. Ils vont donner des références — un cinéaste coréen, ou un film qu'ils aiment beaucoup, qu'ils ont vu récemment, ou dans leur enfance et qui les a énormément marqués. Mais c'est plutôt une référence perceptive, sensorielle, émotionnelle pour eux, et tu ne vas pas arriver à tirer de cette référence des clés pour rendre leur univers plus palpable.
Il faudrait plutôt interpréter ce que le réalisateur te dit dans ses premières conversations pour entrer en résonance avec son univers. Parce que ce qui m'intéresse, c'est d'aider un réalisateur à concrétiser ses idées, à accoucher. Je me trouve plutôt dans le rôle d'une sage-femme — au sens d'aider vraiment le réalisateur à accoucher de ses intuitions, de ses idées.
Cette philosophie du hors-champ comme espace de liberté pour le spectateur remet en question notre rapport à l'information visuelle. À l'heure où la technologie permet de tout montrer en ultra-haute définition, choisir de cacher, de suggérer, de laisser dans l'ombre devient un acte de résistance créative. Ces "petites références de blanc" dans la pénombre, cette recherche d'équilibre entre graves et aigus visuels, ces contrastes qui sculptent l'espace... autant de détails techniques au service d'une vision artistique claire.
Dans quelques jours, nous verrons comment cette approche se traduit concrètement dans la transmission de l'émotion, et pourquoi parfois il vaut mieux rester en retrait plutôt que d'aller chercher l'effet...