05 juillet 2025

La puissance de l'invisible


Comment faire naître des émotions à partir de l'invisible, du supposé, de l'évocation ? Pourquoi ce qu'on ne montre pas peut-il être plus puissant que ce qu'on révèle ? Dans ce segment de l'interview, nous explorons cette tension fondamentale entre révélation et suggestion qui définit peut-être l'essence même de la direction photo.


Comment définirais-tu ta sensibilité ou ta signature visuelle en tant que directeur de la photographie ?

Pour moi, il y a deux choses qui touchent à l'à peine visible, à l'à peine perceptible : les ténèbres et le hors-champ. C'est dans ces deux domaines que je laisse le spectateur "travailler", y mettre du sien, faire résonner son imaginaire, ses fantasmes, les facettes parfois très enfouies de sa personnalité. Et c'est là que la magie et l'émotion se trouvent.

Si tu révèles tout, si tu montres tout — imagine une caméra à 360 degrés et une lumière uniforme —, il n'y a plus de magie, très peu d'émotion. Il n'en surgirait que d'un visage de comédien, mais tout le reste ne porte rien.

Le cadrage et surtout ce que je ne cadre pas — le hors-champ —, l'éclairage et ce que je n'éclaire pas — tout ce qui reste dans la pénombre — laissent au spectateur une grande marge d'imagination. Ça le respecte, parce que ça respecte sa façon active de rentrer dans une image et de se faire sa propre interprétation.

C'est assez magique : quand il voit des plans au cinéma, au bout de quelques secondes, le spectateur est en mesure de dire "les deux acteurs sont à 3 mètres l'un de l'autre, le plus distant est sans doute à deux mètres de la cheminée, la cheminée fait face à une fenêtre", alors que la séquence vient de commencer. Cette faculté du spectateur, je la lui laisse — je laisse le spectateur faire une partie du travail, qui concerne bien évidemment aussi les émotions.

Mon style est né de ça : je fais exister le hors-champ par la lumière, par le son aussi. Je laisse beaucoup de place sur le plateau à l'équipe son, parce qu'un bon son fait énormément pour rendre l'image expressive — pas seulement belle, mais expressive — et pour faire deviner le hors-champ.

J'aime les éclairages qui ont du chien, du caractère, parce qu'ils ont une direction. Quitte à ce qu'on sente les sources — ça, je m'en fous complètement, je m'en affranchis. Ce qui est important pour moi, c'est le résultat sur un visage, sur un objet, dans la spatialisation d'un décor : rendre lisible un découpage, une séparation entre le fond et un premier plan, par des contrastes. Que ce soit des contrastes de couleurs, de flou-net, de mouvement — un élément immobile face à un élément mobile. Les contrastes, c'est très important, et pas seulement en termes de luminance.

J'aurais une tendance naturelle à privilégier des éclairages contrastés et des cadrages qui révèlent des hors-champs.

Penses-tu qu'on arriverait à distinguer que c'est toi le chef opérateur par rapport à quelqu'un d'autre ? Arrive-t-on à reconnaître vraiment un détail qui fait "ah ça c'est Pascal Montjovent qui est derrière la caméra" ?

Il y a des tics qui sont moins artistiques que perceptifs. Dans des nuits où les plans sont très en pénombre, je m'arrange à avoir des petites références de blanc dans l'image — des touches de clarté à presque 80-100% sur l'échelle de 0 à 100 — pour donner à l'œil une sorte de plafond perceptif. Voilà où sont les blancs, même si c'est quelques pixels, et du coup les noirs du reste de l'image semblent plus denses, plus profonds.

De la même façon, quand j'ai une scène plutôt dans les hautes lumières en high key, j'aime donner des petites références de noir pour créer une richesse de palette qui ressemble dans le son à ce qu'on a entre les graves et les aigus. Un morceau uniquement grave, au bout d'un moment, appelle des aigus, et les aigus seront très bienvenus. Ça fait partie des choses qu'il est important de donner aux spectateurs, presque au niveau perceptif plutôt qu'émotionnel.

La deuxième chose, ce serait mon souci de lisibilité de l'image. Les plans sont de plus en plus courts, donc il s'agit de donner aux spectateurs un maximum d'informations dès les deux-trois premières images pour permettre à l'œil de décoder l'image. Les informations sur la séparation entre les différents plans : premier plan flou, deuxième plan éclairé, troisième plan plus sombre. Ce sont des détails que j'affectionne.

Pour répondre complètement à ta question, je préfère être caméléon et me fondre dans l'univers d'un réalisateur. Quand il me donne un scénario à lire, je m'efforce plutôt de l'écouter parler des images qu'il aimerait, plutôt que de lui dire "pour cette séquence j'ai imaginé...". Parce que souvent ça ne correspond pas à ce qu'il veut. Lui, il a vécu en écrivant ça, il a vécu avec l'idée depuis plusieurs semaines, plusieurs mois. Si tout d'un coup je lui dis "cette scène, ça serait bien de la faire en noir et blanc", c'est sans doute mieux dans l'absolu, mais ça va le déstabiliser complètement. Donc je préfère l'écouter.

Le revers de la médaille, c'est que souvent les réalisateurs n'ont pas grand-chose à formuler en termes de lumière et de cadre. Ils vont donner des références — un cinéaste coréen, ou un film qu'ils aiment beaucoup, qu'ils ont vu récemment, ou dans leur enfance et qui les a énormément marqués. Mais c'est plutôt une référence perceptive, sensorielle, émotionnelle pour eux, et tu ne vas pas arriver à tirer de cette référence des clés pour rendre leur univers plus palpable.

Il faudrait plutôt interpréter ce que le réalisateur te dit dans ses premières conversations pour entrer en résonance avec son univers. Parce que ce qui m'intéresse, c'est d'aider un réalisateur à concrétiser ses idées, à accoucher. Je me trouve plutôt dans le rôle d'une sage-femme — au sens d'aider vraiment le réalisateur à accoucher de ses intuitions, de ses idées.


Cette philosophie du hors-champ comme espace de liberté pour le spectateur remet en question notre rapport à l'information visuelle. À l'heure où la technologie permet de tout montrer en ultra-haute définition, choisir de cacher, de suggérer, de laisser dans l'ombre devient un acte de résistance créative. Ces "petites références de blanc" dans la pénombre, cette recherche d'équilibre entre graves et aigus visuels, ces contrastes qui sculptent l'espace... autant de détails techniques au service d'une vision artistique claire.

Dans quelques jours, nous verrons comment cette approche se traduit concrètement dans la transmission de l'émotion, et pourquoi parfois il vaut mieux rester en retrait plutôt que d'aller chercher l'effet...

02 juillet 2025

Fasciné par l'ombre plutôt que par la flamme


Qu'est-ce qui pousse quelqu'un à consacrer sa vie à capturer la lumière ? Comment naît cette obsession pour les mystères de l'image qui transforme un enfant fasciné par les ombres portées en directeur de la photographie ?

Un étudiant m'a récemment interrogé sur ces questions dans le cadre de son mémoire. Sa problématique : "En quoi le travail de chef opérateur peut-il contribuer à associer émotion et magie par la mise en image?" Vaste programme. Nos échanges ont duré près de deux heures et touchent à certains aspects essentiels du métier :

  • Parcours et vocation
  • Signature visuelle et hors-champ
  • Transmettre l'émotion par l'image
  • Représenter le fantastique à l'écran
  • Réalisme vs stylisation
  • Choix techniques et esthétiques
  • Intuition et spontanéité sur le plateau
  • Conseils aux jeunes chefs-ops
  • Cette série de huit posts retrace cette conversation, et je me suis dit après coup qu'elle pourrait vous intéresser. J'ai gardé le ton conversationnel.

    Premier épisode : les origines d'une vocation.


    Peux-tu me parler de ton parcours et de ce qui t'a mené à devenir chef opérateur ?

    J'ai toujours été très sensible à la lumière. Même tout bébé, il paraît que la seule façon de me calmer était d'allumer une bougie, de mettre un objet entre le mur et la bougie. Moi, je ne regardais ni la bougie ni l'objet, mais l'ombre sur le mur — c'est ça qui me calmait. C'est un truc que mon père m'a raconté sur le tard, et ça explique peut-être d'où me vient cette fascination. On naît avec des facilités ou des dons comme ça, et moi, c'est vrai que c'est une piste que j'avais envie d'explorer.

    Du coup, même quand mon père s'est opposé au fait que je fasse du cinéma parce qu'il trouvait que c'était un métier de saltimbanque, j'ai persévéré. C'était quelque chose que j'avais envie de pratiquer plus qu'un hobby — c'est vraiment presque une quête dans ma vie, la lumière. 

    Parce que plus je creuse la lumière, plus je me rends compte qu'elle recouvre des mystères. Elle recoupe de grands mystères, dont par exemple la physique quantique, puisqu'elle se comporte d'une façon différente en fonction des obstacles qu'elle va rencontrer. Donc elle a une sorte de faculté de prémonition, en plus. Ce n'est pas de l'ésotérisme, ce sont des choses que la science commence à comprendre, à expliquer.

    En plus, ça touche aux émotions — ce n'est pas que de la science, ça touche aux émotions, à la mise en résonance entre le spectateur et le film. Ces propriétés mystérieuses de la lumière rejoignent ce que je ressens sur un plateau. Composer une image, éclairer, cadrer — tout ça touche pour moi au sacré. Quand la caméra commence à tourner, qu'elle commence à capter et figer les choses, c'est un moment très particulier pour moi. Je ne peux pas considérer que c'est banal, qu'on verra en post-prod.

    Ce côté control-freak m'a amené à être finalement chef opérateur. On est obligé de contrôler beaucoup sur le plateau : des paramètres humains, techniques, artistiques, pour provoquer la magie et l'émotion chez le spectateur. Mais il faut apprendre évidemment aussi à lâcher prise et à laisser, une fois qu'on est bien préparé, une partie du travail à la magie de ce qui se passe sur le plateau entre les êtres humains, entre eux et les décors, entre la caméra et eux, entre la lumière et tout ce petit monde qui rend tout ça magique sur le plateau déjà, et pour le spectateur ensuite.

    Tu as commencé en quelle année à devenir chef opérateur ?

    J'ai commencé à éclairer et à cadrer vers l'âge de 20 ans, donc c'était en 84 environ. C'était en parallèle à mes études à l'université, parce que mon père m'a poussé à des études universitaires. Donc j'ai fait une licence et un master en sciences pro, mais pendant ce temps, je tournais. En pellicule uniquement: Super-8, 16mm, Super-16, 35mm.

    Par contre, pour répondre complètement à ta question, je me suis senti chef-op que vers les 40 ans, quand j'ai atteint une sorte de maturité qui faisait que je pouvais affirmer que j'étais chef-op. C'est-à-dire qu'en l'occurrence, je ne mettrais pas dans l'embarras une production qui m'engagerait, parce que j'avais déjà des réflexes un peu tout-terrain, au sens où j'étais capable de créer des images 20 minutes après que l'équipe arrive sur un décor, quelles que soient les conditions. Donc c'est ça pour moi être chef-op. J'ai donc mis vingt ans à me sentir chef-op.

    Du coup, avant ces 20 ans, tu avais un peu le syndrome de l'imposteur ?

    Oui, qui est tout à fait naturel — j'ai appris ça par la suite. Mais à l'époque, il n'y avait pas Internet. On pouvait beaucoup moins échanger avec les collègues. Ils faisaient semblant d'être très sûrs d'eux, vraiment, et n'échangeaient pas beaucoup. Il y avait cette espèce de culture du secret professionnel, où chacun gardait jalousement ses petits trucs, ses combines techniques. Comme si partager son savoir allait diminuer sa valeur sur le marché. Du coup, on se retrouvait tous isolés, à réinventer la roue chacun dans son coin, en se demandant si on était les seuls à galérer.

    Internet en 1995, ça m'a vraiment aidé à m'émanciper de toutes ces idées et à me sentir un peu plus en résonance avec les confrères, surtout outre-Atlantique et en Angleterre. C'est comme si une grande fenêtre s'était ouverte et j'avais enfin un contact avec des professionnels du monde entier.

    Tout d'un coup, je découvrais que des chefs-ops reconnus racontaient leurs erreurs, leurs tâtonnements, leurs échecs aussi. Alors je culpabilisais moins d'avoir le syndrome de l'imposteur parce que je sentais que c'était quasiment un bon signe, en fait. C'est comme le trac avant de rentrer sur scène pour un comédien. Il paraît que ceux qui n'ont pas le trac sont moins bons que ceux qui l'ont, qui mettent la barre un peu plus haut que ce à quoi ils ont l'habitude, ou qui sortent de leur zone de confort, pour parler comme aujourd'hui.


    Cette anecdote du bébé fasciné par les ombres plutôt que par la source lumineuse résume peut-être tout : voir ce que les autres ne voient pas, être attiré par l'invisible plutôt que par l'évident. Vingt années d'apprentissage pour se sentir légitime, l'avènement d'Internet comme révélateur d'une condition partagée... Autant d'étapes qui dessinent le portrait d'un métier où la technique ne suffit pas — il faut aussi apprivoiser ses propres mystères.

    Dans quelques jours, nous explorerons comment cette sensibilité particulière se traduit concrètement dans une signature visuelle, et pourquoi le hors-champ peut être plus expressif que ce qu'on montre ;)

    16 avril 2025

    Eclairer de façon durable: réduire sans ternir

    La question de l’éco-responsabilité sur les plateaux de tournage s’invite discrètement dans nos pratiques. Mais les vieux réflexes ont encore la vie dure.

    Je ne prétends pas avoir une méthode exemplaire. J’observe, j’expérimente, je tâtonne. Et je reste, comme beaucoup, en questionnement.

    Le premier geste, le plus élémentaire, consiste à éteindre les sources quand elles ne sont pas utilisées. Pendant les pauses, entre les prises. Une question d’attention.

    Travailler avec le soleil

    La lumière naturelle offre, quand les conditions s’y prêtent, un rendu que peu de projecteurs égalent. Je l’utilise dès que possible, surtout dans les régions très lumineuses comme le Maroc. J’y travaille souvent avec de grands réflecteurs ou des miroirs, que l’on déplace au fil de la journée, parfois en plusieurs rebonds avant d’entrer dans une pièce par une fenêtre. Cette manière de sculpter la lumière impose un rythme. Et ce rythme devient une forme d’écologie : c’est le soleil qui dicte la fin de journée.

    Mais cette approche ne convient pas à tous les contextes. Elle demande une rigueur de tournage, une préparation précise, et un réalisateur prêt à composer avec des contraintes spécifiques. Ce n’est pas toujours compatible avec des plateaux très créatifs ou techniques. Il faut être prêt au bon moment. Il faut s’adapter.

    Composer avec les LED

    Aujourd’hui, nous utilisons massivement des LED. Elles consomment moins, chauffent un peu moins, offrent une flexibilité appréciable. Mais leur spectre lumineux reste imparfait. Même parmi les modèles les plus sophistiqués, certains accusent des creux préoccupants dans certaines longueurs d’onde.
    J’ajoute donc parfois une petite source tungstène, discrète, bien placée. Non par nostalgie. Mais pour restituer avec précision les couleurs du visage ou d’un élément clé du décor.

    Gagner en souplesse après la prise de vue

    Le vrai levier énergétique, aujourd’hui, se trouve peut-être en post-production. Avec des outils comme DaVinci Resolve, les possibilités de traitement de l’image — modelage, débruitage, ajustements fins — se sont considérablement élargies. On peut tourner avec des ISO plus élevés qu’avant, sans craindre d’introduire du bruit. Ce gain de tolérance permet de travailler avec moins de lumière sur le plateau. Parfois deux diaphragmes de moins, soit quatre fois moins de lumière.

    Mais faut-il pour autant tout transférer à la post-prod ? Je n’en suis pas certain. J’aime tourner avec des valeurs d’exposition confortables. Cette approche permet de préserver les nuances dans les noirs et facilite le travail du pointeur. L’enjeu n’est sans doute pas de relâcher l’attention sur le plateau, mais de répartir autrement les façons de contrôler l’image.

    Réduire l’empreinte écologique d’un tournage, c’est une affaire de gestes simples. Limiter les déchets, éviter la surenchère technique, privilégier ce qui est réparable, durable. Mais la surenchère ne se limite pas aux projecteurs ou aux caméras.

    L’impact invisible des images très définies

    On oublie parfois qu’une vidéo en 4K, ou en définition encore supérieure, ne nécessite pas seulement plus d’espace de stockage ou un ordinateur plus puissant. Elle demande aussi des infrastructures invisibles : des serveurs plus nombreux, des flux plus lourds à transporter, des ressources plus importantes pour diffuser et visionner ces images sur les plateformes. Tourner plus net, plus grand, plus défini... a aussi un coût environnemental.

    Au fond, ce genre de question renvoie toujours à autre chose : la technique ne peut pas être dissociée du dialogue. Échanger avec l’équipe. Prendre le temps de réfléchir ensemble à d’autres manières de faire.

    Ce qui me semble plus délicat, c’est de mesurer réellement le gain écologique. Une source LED consomme peu une fois allumée, mais comment est-elle produite ? Quelles ressources a-t-elle mobilisées ? Et comment sera-t-elle recyclée ? Certaines réponses restent floues. D’autres questions ne sont même pas encore posées.

    Nous sommes à un tournant. Celui où les bonnes intentions doivent s’accompagner d’une conscience plus large. Celui où chaque choix technique résonne bien au-delà du plateau. 

    Alors comment créer sans consommer, raconter sans épuiser ?
    Peut-on encore filmer le monde sans l’altérer davantage ?

    21 mars 2025

    20 diaphs : le paradoxe de l'abondance


    Concept art de Jeremy Hanna pour "Dune", DoP Greig Fraser

    Dans un monde où les caméras peuvent tout voir, l'art devient de décider ce qui mérite d'être vu.


    Vingt diaphragmes de dynamique. C'est la nouvelle promesse des fabricants de caméras - une capacité technique qui dépassera ce que l'œil humain peut percevoir simultanément. Cette évolution vertigineuse ne questionne pas seulement notre métier de chef opérateur : elle remet en cause notre conception même de l'image.

    Chaque diaph supplémentaire représente un doublement de la lumière captée - une progression exponentielle qui nous éloigne paradoxalement, à terme, de la perception humaine.

    Jusqu'à présent, nous vivions dans un ratio confortable : nos caméras capturaient bien plus d'informations que ce que les spectateurs pouvaient voir en salle ou chez eux. Cette richesse nous donnait une marge de manœuvre précieuse en post-production. Les quatorze diaphragmes de nos capteurs "standard" se compressaient naturellement dans les sept à huit diaphs des projecteurs numériques ou les dix diaphs des téléviseurs HDR de première génération.

    Mais voilà que la technologie d'affichage rattrape nos capacités de capture. Les nouveaux écrans HDR domestiques peuvent désormais restituer l'intégralité des contrastes que nos caméras actuelles enregistrent. Cette concordance entre capture et diffusion bouleverse notre approche traditionnelle.

    Mais que signifie concrètement cette nouvelle amplitude ? Vingt diaphs permettent à chaque pixel d'enregistrer des variations de quantité de lumière dans un rapport de un à un million.

    Actuellement, presque toute la plage dynamique capturée par la caméra sera visible dans le salon du spectateur. L'exposition doit donc être plus précise que jamais dès la prise de vue, non plus par contrainte technique, mais parce que chaque choix impactera directement l'expérience du spectateur.

    De nos jours, une image à gamme dynamique élevée (HDR) peut être techniquement irréprochable, cliniquement parfaite même. 

    Notre œil peut percevoir des contrastes encore plus extrêmes, jusqu'à 10 000 nits en plein soleil, mais jamais simultanément. Nos pupilles et nos rétines s'adaptent constamment, interprétant la lumière de façon relative plutôt qu'absolue. Cette capacité d'adaptation, que ni les caméras ni les écrans ne possèdent, reste au cœur de notre expérience visuelle.

    Techniquement, un capteur capable de restituer 20 diaphs représente un bond spectaculaire :

    • Les caméras "classiques" affichent 14 diaphs, c'est la norme actuelle
    • 6 stops supplémentaires équivalent au passage de f/2.8 à f/22
    • En théorie, de quoi capturer simultanément les détails d'un coucher de soleil et de l'intérieur d'un placard

    Cette évolution n'est pas sans rappeler ce qui s'est passé dans l'industrie du son. Le passage à l'enregistrement 32 bits flottants a créé l'illusion qu'on pouvait indéfiniment repousser les choix de niveaux sonores. Plus besoin de gérer précisément le gain à la prise : avec une plage dynamique théorique de 1528 dB, on peut récupérer n'importe quel son, du murmure à l'explosion.
    Pourtant, les meilleurs ingénieurs du son continuent de travailler leurs niveaux avec précision dès la captation. Pourquoi ? Parce que le son n'est pas qu'une question de décibels mesurables, mais d'intention et de musicalité. Un bon niveau de prise porte déjà en lui une part de l'interprétation finale.

    Cette course perpétuelle aux performances me fait penser à ces cuisiniers qui accumulent les gadgets high-tech dans leur cuisine, oubliant parfois l'essentiel : le goût. 

    L'œil humain : un capteur unique

    Notre système visuel possède ses propres particularités :

    • Adaptation permanente à la luminosité ambiante
    • Perception relative plutôt qu'absolue des valeurs
    • Phénomène de contraste simultané

    Une expérience simple le démontre : dans une salle de cinéma, un point lumineux, même minuscule, suffit à plonger les zones adjacentes dans une obscurité qui est alors perçue comme totale. Notre rétine, surexposée localement, perd sa sensibilité aux détails dans les ombres environnantes.

    Le mirage du "tout est possible"

    Le témoignage récent de John Mathieson, directeur de la photographie de Gladiator et Gladiator II, illustre cette dérive. Évoquant sa collaboration avec Ridley Scott, cinéaste pourtant reconnu pour son sens de l'image, il pointe une évolution symptomatique : "Aujourd'hui sur les plateaux, tout devient "on nettoiera ça en post". Des caméras dans le champ, des ombres de perches, des éléments de décor qui dépassent…"

    Cette multiplication des "on verra plus tard" touche tous les aspects de la fabrication de l'image. Scott lui-même, selon Mathieson, privilégie désormais la multiplication des caméras au détriment d'un éclairage précis : "Regardez ses films plus anciens – la profondeur créée par la lumière faisait partie intégrante de leur grammaire visuelle. Avec la multiplication des caméras, on ne peut plus éclairer que dans une seule direction. La technique dicte l'esthétique, au lieu de la servir."

    Tournage de "Dune", screenshot tiré du Making Of

    L'art de ne pas tout montrer

    Un chef opérateur que j'admire beaucoup, Gordon Willis, disait : "La lumière, c'est d'abord savoir ce qu'on veut cacher". Un choix radical qui servait parfaitement la narration.

    La maîtrise de la physiologie visuelle devient alors un outil narratif :

    • Les zones surexposées créent naturellement des zones "aveugles" pour le spectateur
    • Le placement stratégique des points lumineux guide l'attention
    • Le contraste perçu dépasse souvent le contraste réel

    Vers une nouvelle alchimie

    La technologie des 20 stops nous offre un paradoxe fascinant :

    • Une capacité technique dépassant les limites de la vision humaine
    • La nécessité de restreindre cette capacité pour créer une expérience visuelle cohérente

    C'est comme avoir un orchestre symphonique pour jouer un quatuor à cordes. La puissance est là, mais l'art réside dans la retenue. Comme le dit Mathieson à propos de l'évolution de Ridley Scott : "Avoir beaucoup de caméras n'a pas rendu ses films meilleurs... C'est rush, rush, rush." Une observation qui pourrait tout aussi bien s'appliquer à la course à la plus large gamme dynamique.

    La vraie question n'est peut-être pas celle de la performance technique, mais de l'intention artistique. Comment préserver la précision du geste créatif dans un contexte où la technologie nous incite constamment à repousser les choix à plus tard ?

    Comment former les nouveaux chefs opérateurs à rester créatifs malgré l'apparente facilité technique ?

    La relation entre le plateau et la post-production n'est-elle pas en train de basculer dangereusement vers un "on verra plus tard" systématique ?

    L'art de la lumière ne réside-t-il pas, finalement, dans notre capacité à choisir ce que nous voulons révéler ou dissimuler - dans les hautes comme dans les basses lumières ?

    Peut-être que plus nos outils deviennent puissants, plus nos choix deviennent significatifs.

    20 mars 2025

    Le murmure des photons : mémoire, lumière et révélation du vivant


    En plein jour, chaque photon qui vient effleurer un visage a entrepris un voyage prodigieux. Né dans l’intimité brûlante du Soleil, il a d’abord erré patiemment au cœur de l’étoile pendant plusieurs dizaines de milliers d'années, prisonnier d’un labyrinthe incandescent. Après ce parcours intérieur, il s’échappe enfin pour traverser l’espace vide durant huit brèves minutes jusqu’à atteindre notre planète, puis nos rétines.

    Au même instant, quelque part au-dessus de nous, une goutte d'eau se forme au sein d'un nuage. Elle porte elle aussi une mémoire silencieuse, empreinte de tous les océans qu'elle a traversés, du sang des géants qu'elle a parcourus, des fleuves qui l'ont charriée et des glaciers où elle s'est reposée, avant de rejoindre la terre pour nourrir les racines du vivant.

    Dans mes moments plus contemplatifs, la nature mystérieuse de la lumière m’incite à percevoir instinctivement la correspondance profonde entre ces deux trajectoires : celle du photon, messager du monde visible, et celle de la goutte d’eau, porteuse de vie.

    J’aime imaginer que chacun de ces éléments transporte une mémoire subtile de son parcours, qu’il dépose à l’endroit précis où il s’achève. Ainsi, notre geste d’éclairer un visage participe humblement à cette même transmission : offrir à ces mémoires cosmiques un lieu d’expression, les rendre visibles, sensibles.

    Sur un plateau de tournage, un projecteur m’apparaît alors comme un canon à photons, dirigeant précisément ces particules lumineuses vers les visages et les objets que nous éclairons. La lumière traverse, rebondit, caresse et dévoile. Elle révèle des subtilités enfouies, modèle certains volumes et en plonge d’autres dans la pénombre.

    Les visages éclairés sont souvent ceux d’actrices et d’acteurs incarnant des personnages qui, par l’alchimie du récit, prennent vie devant nous. La lumière vient alors simplement dévoiler leur essence, à l’image de l’eau qui révèle, lorsqu’elle ruisselle sur une matière, ses couleurs cachées et ses reliefs délicats sans pour autant altérer sa nature profonde. Notre lumière ne transforme pas ces visages : elle souligne simplement leur vérité sensible, dessinant les contours d’une émotion, d’une intention, d’une vérité humaine.

    Parfois, sur le plateau, survient ce moment particulier où la lumière “sonne juste”. C’est un instant suspendu où tout s’accorde naturellement : un équilibre fragile, une harmonie presque musicale, dans laquelle chaque photon trouve spontanément sa place. Notre rôle consiste alors à orienter ces particules lumineuses, non plus vers notre rétine mais vers le capteur de la caméra, avec l’espoir qu’au terme de leur voyage, elles évoqueront chez le spectateur une émotion authentique, semblable à celle qu’il aurait ressentie si cette lumière était venue directement s’imprimer sur ses propres rétines.

    Ainsi capturée et projetée, la lumière devient complice d’une illusion puissante : celle de la vie sur l’écran. Figée en images mouvantes, elle poursuit son voyage invisible jusqu’à atteindre l’esprit et le cœur du spectateur, éveillant en lui la sensation troublante d’une présence réelle, d’une émotion vivante. Elle établit alors un lien subtil entre la matière cosmique, la mémoire du monde et l’imagination humaine.

    Chaque visage éclairé devient ainsi le reflet d’un dialogue entre l’univers, notre présence au monde et l’illusion poétique de la vie elle-même.

    28 janvier 2025

    Lumière en jeu : que valent vraiment les gélatines numériques ?

    Le département images de la Commission supérieure technique (CST) a organisé une étude approfondie sur le rendu colorimétrique des projecteurs LED munis de gélatines numériques, spécialement en ce qui concerne les teintes chair. 


    © CST 2025

    Cette initiative, suggérée par Marianne Lamour, chef électricienne, a mobilisé un groupe de travail comprenant entre autres un directeur de la photographie, un étalonneur et un color scientist. 

    Cet article résume les protocoles, les observations et les résultats de cette étude, qui visait à comparer les gélatines physiques et numériques, ainsi que leurs interactions avec différentes sources de lumière.

    Contexte et objectifs

    Depuis quelques années, les projecteurs LED équipés de gélatines numériques se sont imposés sur les plateaux. Cependant, leur performance sur les teintes chair reste un sujet de discussion dans la communauté cinématographique. Les principales problématiques identifiées incluent :

    • les dominantes colorées (vertes ou magenta)
    • la gestion des gélatines pastel
    • la reproduction des ombres et leur couleur
    • les différences photométriques et colorimétriques entre gélatines physiques et numériques

    Le projet avait donc pour but de vérifier si ces différences étaient perceptibles à l’écran et dans quelles mesures elles pouvaient être corrigées en postproduction.

    Matériel et protocoles

    Caméra et objectifs :

    • Caméra : Alexa Mini LF, format open gate 4,5K à 3200 K, ISO 800, avec un ND 6.
    • Objectif : Zeiss Supreme Radiance 65 mm (seul objectif utilisé pour assurer la cohérence).

    Sources lumineuses testées :

    • SkyPanel S60
    • Creamsource Vortex 8
    • Fresnel incandescent Desisti 2K (référence)

    Gélatines évaluées : les essais portaient sur 9 gélatines, dont 1/4 CTB, 1/4 CTO, Golden Amber, Lavender, Flame Red et Steel Blue. Chaque gélatine a été testée sous sa forme physique et numérique.

    Méthodologie :

    • Les distances entre la caméra, les projecteurs et les modèles étaient fixes pour garantir des conditions reproductibles.
    • Des mesures photométriques et colorimétriques ont été effectuées avec un spectrocolorimètre Gossen et un Photo Research PR670.
    • Le maquillage des modèles était uniformément appliqué pour éviter les brillances ou variations involontaires.

    Observations principales

    1. Différences entre gélatines physiques et numériques :

    • Les gélatines physiques offrent un rendu plus homogène, en particulier sur les teintes chair.
    • Certaines gélatines numériques, notamment les pastel (Lavender, Golden Amber), présentent des dominantes vertes ou des variations chromatiques inattendues.

     2. Rendu des ombres et fonds :

    • Les fonds gris neutres révèlent des variations notables selon les projecteurs et les gélatines utilisés.
    • Les LEDs montrent une chute de lumière différente entre les avant-plans et les arrière-plans, difficile à équilibrer en postproduction.
    3. Plan dos (réflexion sur la peau) :
    • Les surfaces plates des dos des modèles ont permis de constater des dominantes colorées différentes, accentuées avec les gélatines numériques.

    Questions posées à l’étalonnage

    Lors de l’étalonnage, plusieurs questions techniques ont été soulevées pour répondre aux problématiques observées :

    • Peut-on réduire les dominantes vertes ou magenta sans altérer les autres teintes? Les gélatines pastel, comme le Lavender, ont nécessité des corrections secondaires complexes, souvent insatisfaisantes.
    • Comment maintenir la cohérence entre les avant-plans et les arrière-plans ? Les variations d’exposition sur les fonds ont exigé des ajustements précis, sans toujours pouvoir éviter une perception de chutes de lumière irrégulières.
    • Quelle méthodologie utiliser pour les teintes chair ? Trouver un équilibre entre des carnations différentes (modèles caucasiens et métis) a constitué un défi, chaque teinte réagissant différemment aux corrections.
    • L’impact des gélatines sur les matériaux environnants peut-il être contrôlé ? Certains matériaux, comme le denim ou les cheveux, ont réagi de manière inattendue, introduisant des variations dans le rendu final.

    Options d’étalonnage :

    • Logiciel : DaVinci Resolve 18.6
    • Color Management : ACES (Academy Color Encoding System) en mode ACEScct
    • Espace colorimétrique : P3 D65 (adapté pour projection en salle)
    • Étapes principales :

      • Exposition corrigée en offset (mode perceptuel)
      • Correction primaire (balance des couleurs en offset)
      • Éventuelles corrections secondaires (matte en luminance, qualifier ou dégradé)

    Résultats de projection

    Quatre séquences différentes ont été projetées :

    1. Rushs vierges (sans étalonnage) pour observer les différences brutes
    2. Plans étalonnés selon une référence (incandescent sans gélatine)
    3. Plans avec corrections secondaires pour tenter de raccorder les images
    4. Plans dos pour analyser les réflexions sur des surfaces planes

    Conclusions

    Ces projections ont mis en évidence les difficultés à obtenir un rendu homogène, même avec un étalonnage avancé (secondaire), en particulier pour les gélatines numériques pastel sur les LEDs.

    Cette étude confirme que, malgré les progrès des technologies LED, les gélatines physiques restent préférables pour un rendu colorimétrique précis, notamment sur les teintes chair. Les gélatines numériques, bien que pratiques, présentent encore des limites significatives.

    © CST 2025


    Pistes futures :

    • Collaboration avec les fabricants pour améliorer les gélatines numériques
    • Poursuite des recherches sur la gestion des chutes de lumière ("Falloff") et les dominantes colorées

    Questions que je me pose :

    • Peut-on envisager des évolutions technologiques pour éliminer définitivement les différences entre gélatines physiques et numériques ?
    • Dans quelle mesure l’intelligence artificielle pourrait-elle contribuer à corriger ces variations - en particulier pour les tons chair - en postproduction ?
    Intervenants :
    • Gilles Arnaud – Chef opérateur image
    • Eric Chérioux – Directeur technique de la CST
    • Thierry Beaumel – Consultant en workflow
    • Jean Coudsi – Etalonneur

    Rediff de la conférence:

    28 décembre 2024

    Interview de Jarin Blaschke - Chef Opérateur de "Nosferatu"

    Lors de son récent passage sur "The Go Creative Show", Jarin Blaschke, le Directeur Photo de "Nosferatu", a partagé des réflexions sur les choix visuels et techniques derrière le film.
    Je vous en livre quelques extraits en français, pour vous donner envie de voir l'interview -- et surtout le film!


    11 novembre 2024

    John Mathieson et Gladiator II : lumière, optiques et défis monumentaux

    « Ridley m’a appelé et m’a dit : “On y retourne. Tu en es ?” Nous avons repris exactement là où nous nous étions arrêtés. » Ainsi, John Mathieson, BSC, résume avec humour, dans une interview accordée au magazine Cinematography World (en anglais), son retour à l’univers de Gladiator. Pour cette suite ambitieuse, il a dû conjuguer une vision artistique exigeante avec les réalités logistiques et techniques d’un film de grande ampleur, tout en restant fidèle à une esthétique tangible et immersive.

    Une logistique pharaonique

    Recréer l’ampleur épique de Rome pour Gladiator II a impliqué une logistique impressionnante. Les galères utilisées pour les batailles navales ont été construites en trois segments de 30 mètres et transportées au Maroc à l’aide de Self-Propelled Modular Transporters (SPMT). Une opération titanesque, mais essentielle pour respecter l’authenticité visuelle du film. Sur le plateau, Mathieson décrit une organisation gargantuesque : « À Ouarzazate, nous étions 2 700 à déjeuner. La plupart étaient des constructeurs de décors, mais l’équipe de tournage comptait quand même plusieurs centaines de personnes, du pré-rigging à l’éclairage en passant par les caméras. »

    Le tournage a également été marqué par une interruption de cinq mois due aux grèves de la Writers Guild of America et de la SAG-AFTRA. Cela a nécessité une réorganisation complète des lieux et des calendriers. « Il fallait rester flexible, anticiper l’imprévisible : les grèves, le mauvais temps, les réécritures. Il fallait être liquide », confie Mathieson.

    Neuf caméras dans l’arène, des diaphs très fermés

    Mathieson a dû composer avec des exigences nouvelles en passant de la pellicule au numérique. Contrairement au premier Gladiator, tourné en Super 35 mm avec deux ou trois caméras, cette suite mobilise jusqu’à neuf caméras simultanément, principalement des ARRI Alexa Mini LF et quelques Z Cam pour des prises spécifiques. « Ce choix n’était pas romantique. Il fallait des caméras fiables et standardisées, capables de fonctionner dans des conditions extrêmes. »

    Les zooms étaient au cœur de sa stratégie : Angénieux Optimo Ultra (36-435 mm), Optica Elite (120-520 mm avec doubler), Primo 70 (28-80 mm et 70-185 mm). « Les fixes sont restées dans leurs boîtes. Les zooms nous ont permis une flexibilité totale pour capturer l’échelle des scènes. »

    Pour exploiter pleinement les décors détaillés et donner vie à chaque recoin du cadre, il a opté pour des ouvertures profondes, allant de T8.5 à T16 : « Je voulais que l’arrière-plan soit vivant. Chaque figurant, chaque élément du décor devait participer à la narration. Ces diaphragmes serrés permettent de conserver le décor et les figurants nets sur plusieurs plans. »

    Les LED, trop froides pour un univers antique

    Pour Mathieson, les LED manquent d’authenticité et ne peuvent remplacer le tungstène : « Le tungstène offre une richesse de couleur et une profondeur incomparables. Les LED manquent de chaleur et semblent artificielles. » Cette conviction l’a conduit à privilégier les Maxi et Mini Brutes en tungstène pour les scènes nocturnes, et à éclairer les grandes scènes comme le Colisée avec des grappes d’ARRIMAX 18K montées en hauteur.

    Il préfère également illuminer depuis l’extérieur, même pour les intérieurs, afin de conserver une lumière naturelle : « Je n’éclaire jamais depuis le plafond. Où serait cette source dans un drame antique ? » Pour les visages, des rebonds ultra-larges (20x20 pieds) ont été utilisés pour adoucir les ombres, notamment dans des espaces profonds comme la loge impériale.

    Réutiliser la pellicule : quand le passé rencontre le numérique

    À l’étalonnage, Mathieson a veillé à maintenir une continuité visuelle avec le premier film. « Ridley voulait même réutiliser des plans du premier film, tournés en Super 35 mm. J’étais sceptique. Comment ces négatifs, de la taille d’un timbre, tiendraient-ils face aux images des Alexa LF ? Finalement, la transition est imperceptible. »

    Certaines séquences, comme celle de l’au-delà, ont nécessité un traitement spécifique. Inspirée par Man Ray et Bill Brandt, elle utilise des textures noir et blanc solarisées et des reflets argentés pour une ambiance onirique. D’autres segments, comme les flashbacks, ont posé des défis visuels que Mathieson avoue avoir laissés en partie à l’appréciation du coloriste.

    Décors physiques : une contrainte devenue un atout visuel

    Mathieson décrit son attachement à tourner sur des décors réels et dans des environnements variés, loin des studios : « Voyager, découvrir des lieux que je n’aurais jamais vus autrement, c’est ce qui me passionne », confie-t-il. Tourner à Malte, au Maroc ou au Royaume-Uni, loin des studios, lui a permis de nourrir son inspiration, malgré des conditions parfois éprouvantes, comme la chaleur accablante ou des changements lumineux brutaux en extérieur.

    Cette authenticité, alliée aux contraintes imprévues, enrichit l’image finale : « Ridley voulait des angles multiples, mais chaque plan devait rester précis et raconter l’histoire. » Une exigence qui reflète une approche rigoureuse de la lumière et du cadre, où chaque choix technique est une brique essentielle à la construction d’un langage visuel cohérent et puissant.

    Article original dans Cinematography World #24

    23 avril 2024

    Filtres, pellicule, développement : retour sur une obsession visuelle inspirée par "The Ring"

    Le film d'horreur "The Ring", sorti en 2002, a marqué les esprits non seulement par son scénario angoissant, mais aussi par son esthétique visuelle singulière. Les tons verdâtres et l'atmosphère éthérée qui imprègnent le film lui confèrent une identité unique, qui a influencé de nombreux cinéastes par la suite. 

    Mais au-delà de l'admiration suscitée, c'est une véritable fascination qui s'est emparée de certains passionnés de cinéma, désireux de percer les secrets de fabrication de cette esthétique si particulière.

    C'est le cas de l'auteur de la vidéo qui nous intéresse ici, véritable détective de l'image lancé dans une quête obsessionnelle pour élucider les mystères techniques derrière le look de "The Ring". Une enquête digne d'un film noir, avec ses fausses pistes, ses révélations et ses rebondissements, mais aussi ses expérimentations pratiques pour tenter de reproduire, avec les moyens du bord, les caractéristiques visuelles du film.

    À travers le récit de cette aventure, c'est un véritable plongeon dans les arcanes de la direction photo et de la colorimétrie qui nous est proposé. Une exploration passionnante des possibilités offertes par les filtres, les pellicules et les techniques de développement, mais aussi une réflexion sur l'importance des choix artistiques en amont, de l'ingéniosité technique et de la prise de risques dans le processus créatif. Une source d'inspiration pour tous les amoureux d'image et de cinéma.


    Ceux d'entre vous qui ne comprennent pas l'anglais peuvent activer les sous-titres de la vidéo, et dans les paramètres choisir la traduction en français.


    03 avril 2024

    Les sources LED à l'épreuve des tests de la CST: des résultats qui invitent à la vigilance

    Avec les progrès fulgurants de ces dernières années, on pourrait croire que les sources à LED ont atteint leur pleine maturité et sont désormais capables de rivaliser sans compromis avec les traditionnels éclairages tungstène et HMI.

    Mais qu’en est-il vraiment ? La Commission Supérieure Technique (CST) a voulu en avoir le cœur net en menant une série de tests rigoureux, avec le concours de nombreux partenaires de l’industrie.


    Au cœur du protocole, la volonté de comparer objectivement le rendu des différentes sources, en s’appuyant sur des critères scientifiques précis. Parmi eux, le SSI (Spectral Similarity Index), qui mesure la similarité entre le spectre d’une source et celui d’une référence, comme le tungstène. Car contrairement à l’IRC (Indice de Rendu des Couleurs), longtemps utilisé mais de moins en moins pertinent pour les LED, le SSI permet de détecter les écarts dans toutes les longueurs d’onde du spectre visible.

    Les résultats sont pour le moins surprenants. Si certaines sources LED obtiennent d’excellents scores à 3200K, elles peinent à convaincre à 5600K lorsqu’il s’agit de simuler la lumière du jour.

    Plus préoccupant encore, on observe des variations significatives entre différents modèles d’un même fabricant. Même constat avec le test Esmeralda, qui permet d’évaluer le métamérisme, c’est-à-dire la capacité d’une source à restituer fidèlement les couleurs d’un objet par rapport à une référence. Là encore, les LED ne sont pas toutes à la fête.

    Le métamérisme est un phénomène optique où un même objet semble avoir des couleurs différentes lorsqu'il est éclairé par des sources lumineuses ayant des compositions spectrales différentes.

    Il démontre que la couleur n'est pas une propriété intrinsèque des objets mais résulte d'une interaction complexe entre la lumière incidente, les propriétés de réflexion de la surface et la sensibilité spectrale du récepteur (œil ou caméra).

    Le même poivron jaune, sous deux sources différentes.
    Le même poivron jaune, sous deux sources différentes.

    Ces écarts, aussi subtils soient-ils à l’œil nu, ont des conséquences bien réelles à l’étalonnage. Car s’il est techniquement possible de corriger les défauts de rendu en post-production, cela se traduit souvent par un travail bien plus long et plus complexe, avec son lot de compromis artistiques.

    Philippe Ros, qui a dirigé ces tests, relevait en outre que les caméras utilisées, à savoir la Sony Venice 2, l’Alexa 35 et la Red Raptor, figurent parmi les modèles les plus avancés du marché. Leur grande latitude d’exposition et leur capteur à large gamut leur permettent d’enregistrer un maximum d’informations colorimétriques, offrant ainsi une marge de manœuvre appréciable à l’étalonnage pour corriger les écarts de rendu des sources LED.

    Mais qu’en serait-il avec des caméras plus abordables, comme celles utilisées sur bon nombre de tournages ? Il est fort probable que leurs capteurs, moins performants, seraient plus prompts à révéler les défauts colorimétriques, sans offrir autant de possibilités de rattrapage en post-production.

    Bien sûr, ces résultats ne remettent pas en cause le potentiel immense des LED. Cette technologie offre depuis quelques années une palette d’effets inédits et une souplesse appréciable sur les plateaux. Mais ils appellent à une certaine vigilance. Pour les chefs opérateurs, le choix d’une source doit plus que jamais s’appuyer sur une connaissance fine de ses caractéristiques et des écueils potentiels.

    D’où l’importance de tests comme ceux menés par la CST, dont je vous invite à découvrir le compte-rendu vidéo complet. Au-delà des chiffres, on y trouvera de précieux partages d’expérience et des pistes pour améliorer les workflows. Car si les LED ont encore des défis à relever, c’est bien en unissant les compétences et en confrontant les points de vue que nous pourrons les aider à donner leur pleine mesure.

    Alors, faut-il se méfier des LED ? Sans doute pas. Mais il serait imprudent de leur faire une confiance aveugle.

    La CST va d’ailleurs bientôt publier la banque de données complète de ce comparatif, ce qui permettra des choix plus… éclairés.

    A l’issue de ces tests, un constat s’impose : la révolution LED ne fait que commencer.



    Ces tests ont été menés par:

    Philippe Ros – Directeur de la photographie, AFC et co-président du comité technique d’IMAGO (ITC)

    Patrick Duroux – Directeur de la photographie, AFC

    Françoise Noyon – Directrice de la photographie

    Thierry Beaumel – Consultant en postproduction

    Jean Coudsi – Étalonneur

    François Roger – Directeur de Cininter

    Éric Chérioux – Directeur technique de la CST

    05 décembre 2023

    Une résurrection lumineuse : "Visions of Light" en HD!


    Visions of Light [HD Remaster] (1992–2020) from Mulberry St Studios on Vimeo.

    Sorti à l'origine en 1992, le documentaire "Visions of Light" est une ode virtuose à l'art de la cinématographie, explorant avec une rare profondeur la création de la lumière au cinéma. 

    Produit par la chaîne japonaise NHK et diffusé en Europe pour la première fois sur VHS, ce film avait façonné la compréhension et l'amour de la cinématographie (littéralement "l'écriture par le mouvement") de toute une génération d'étudiants et de chefs op, dont je faisais partie.

    Pourtant, la mauvaise définition des images d'archive et la disparition des supports originaux avaient rendu ce monument quasiment invisible avec le temps. Il fallait vraiment prendre sur soi pour revisionner cette œuvre en 720p, tant les images floues faisaient obstacle à l'appréciation de ce joyau.
    Il devenait par exemple difficile de le montrer aux étudiants des écoles de cinéma, qui peinaient à en capter toute la substance. 

    Aujourd'hui, "Visions of Light" renaît en haute définition grâce au travail méticuleux d'un restaurateur anonyme @DeusExFilmProf. En remplaçant les séquences d'origine en basse définition, quelque peu désuètes, par des extraits bien nets et plus complets, cette version restaurée sublime la vision des créateurs. 

    Comme partagé par son artisan sur Twitter, ce projet titanesque, véritable "travail d'amour", lui a demandé deux ans de recherche de séquences inédites et de finition pointilleuse du montage et des effets, y compris la recréation de la séquence de titres dans After Effects.

    En redécouvrant le ballet de la lumière et de l'ombre à l'écran, on ne peut qu'être ébloui par la capacité de la cinématographie à éveiller des émotions, à tisser des récits sans parole. C'est une masterclass intemporelle sur l'essence même de cet art.

    Pour les chefs op en exercice ou en devenir, les passionnés de cinéma et pour les aspirants cinéastes, cette version restaurée de "Visions of Light" est un trésor inestimable.

    ___

    English version:

    First released in 1992, the documentary "Visions of Light" stands as a virtuoso ode to the art of cinematography, delving with uncommon depth into the creation of light in film.

    Initially aired on VHS in Europe after being produced by Japanese broadcaster NHK, this documentary shaped the understanding and passion for the cinematography artform (litterally "writing with motion") of a whole generation of students and cinematographers, myself included.

    However, the poor quality of the archival footage and the disappearance of the original footage had rendered this monument almost invisible as years went by. One really had to push themselves to rewatch this gem in 720p, as the blurry images hindered its appreciation. Showing it to film school students had for instance become challenging, as they struggled to grasp its essence.

    Today, "Visions of Light" is gloriously reborn in high definition thanks to the meticulous work of an anonymous restorer @DeusExFilmProf. By replacing the original low-res sequences with sharper, more complete excerpts, this restored version truly honors the creators' vision.

    As shared by the artisan himself on Twitter, this monumental labor of love took over 2 years of digging up unseen gems and fine-tuning the newly edited sequences as well as recreating the title sequence in After Effects.

    By rediscovering the dance of light and shadows on the screen, one can't but marvel at cinematography’s ability to stir emotions, to weave stories without words. This is a timeless masterclass on the art form's very core.

    For cinematographers, cinema enthusiasts and budding filmmakers alike, this restored version of "Visions of Light" is an invaluable gift.

    28 septembre 2023

    Dissonances narratives : l'art du contrepoint visuel

    La pauvreté doit-elle forcément être soulignée par des images tristes?
    © Warner Bros

    Alfred Hitchcock révélait, lors d'un entretien mémorable avec François Truffaut en 1962, une notion qui demeure révolutionnaire : il filmait les scènes de crime comme des scènes d'amour, et inversément.

    Cette déclaration, immortalisée dans l'ouvrage "Hitchcock/Truffaut", met en lumière l'idée que le cinéma, en tant que langage visuel, offre une palette de techniques pouvant être appliquées de manière transversale pour susciter une gamme d'émotions variées, qu'il s'agisse d'un baiser passionné ou d'un coup de poignard fatal.

    Ce principe d'interchangeabilité, voire de contrepoint, soulève une question intrigante : la cinématographie doit-elle être l'écho du scénario, ou peut-elle le défier, offrant ainsi au spectateur une couche supplémentaire d'interprétation ?

    En explorant le travail de la cheffe opératrice Mandy Walker sur ELVIS, ces questions se posent avec une certaine évidence, invitant à une réflexion sur le rôle et les possibilités de la cinématographie dans la narration cinématographique.

    Dans d'innombrables interviews de chefs opérateurs, le cinéma est souvent loué pour sa capacité à unir le visuel et le narratif en une symbiose harmonieuse: le visuel est supposé accompagner et augmenter ce que le scénario évoque.
     
    Cependant, la discussion autour d'ELVIS et du travail de Mandy Walker incite à une interrogation : la cinématographie doit-elle toujours marcher au pas du scénario, ou peut-elle emprunter des sentiers moins battus, offrir des contrepoints, voire contredire la narration elle-même ?



    Dans ELVIS, la cinématographie épouse de près le parcours narratif. Le basculement des optiques sphériques vers les anamorphiques, bien que techniquement intéressant, semble redire ce que le scénario nous murmure déjà. Elles transmettent une transition de l'innocence à la complexité, une métamorphose visuelle qui échoit au parcours d'Elvis. Mais n’y avait-il pas là une occasion manquée de creuser plus profond, de proposer une autre lecture, de jeter une lumière différente sur les évènements ?

    En choisissant de refléter plutôt que de défier la narration, la cinématographie pourrait-elle avoir réduit l'espace pour une interprétation alternative ? Un choix moins littéral aurait-il pu offrir une texture additionnelle, une subtilité, une profondeur qui aurait échappé autrement à l'œil ?

    À l'image, les débuts dans la pauvreté sont soulignés par une palette de couleurs verdâtres et désaturées, puis l'ascension vers la gloire est illustrée par des couleurs riches et glamour, puis la trajectoire descendante voit les contrastes s'accentuer, les zones d'ombre envahir l'écran. Ces transitions, bien que poétiques et pleines de bonnes intentions, retracent fidèlement la trajectoire d'Elvis. 



    Oui, mais… Et si la lumière avait été utilisée de manière contrapuntique ? Une enfance pauvre mais riche de nuances aurait pu évoquer, rétrospectivement, la perte d'une certaine forme de bonheur simple; Et des zones de pénombre dans les moments de succès d'Elvis, les fissures sous le vernis, les ombres au cœur de la célébrité.

    Même réflexion pour les mouvements de caméra. Ils vibrent au rythme d'Elvis, oui, mais auraient-ils pu, à certains moments, s'écarter, se calmer, révéler ce qui échappe, ce qui se cache en périphérie ?

    Les choix de Mandy Walker sont indéniablement empreints de maîtrise technique et d'une compréhension profonde du scénario. Néanmoins, ils invitent également à la réflexion : la cinématographie, dans son désir de cohérence narrative, perd-elle parfois l'opportunité de questionner, de contester, d'explorer au-delà du texte?

    En déviant du chemin tracé, en proposant des contrepoints visuels, la cinématographie peut ouvrir de nouvelles portes de compréhension, invitant le spectateur à voir au-delà de l'évident, à questionner le visible et l'invisible.


    Dans « In the Mood for Love» (2000), le chef opérateur Christopher Doyle explore avec audace le concept de contrepoint en cinématographie. Au cœur d'une histoire où les silences en disent long, Doyle crée un écrin visuel saturé de couleurs vives qui semblent presque vibrer avec l'intensité du désir non réalisé et de la mélancolie qui imprègnent chaque scène. 
    Ce choix crée une tension visuelle palpable qui contraste avec la retenue émotionnelle des personnages, enrichissant la narration d'une manière subtile mais puissante. 

    In the Mood for Love - © Block 2 Pictures, Jet Tone Production, Paradis Films

    Là où les mots sont absents, les choix visuels de Doyle parlent, offrant une résonance émotionnelle qui transcende les dialogues. Ce contraste entre l'expression visuelle exubérante et la sobriété émotionnelle des protagonistes crée un espace d'interprétation riche, permettant au spectateur de ressentir l'ardeur sous-jacente et la tension non exprimée. 

    C'est un parfait exemple de la manière dont la cinématographie peut offrir des contrepoints, enrichissant la trame narrative en proposant une dimension visuelle qui, tout en étant en désaccord apparent avec l'expression émotionnelle des personnages, amplifie la profondeur de leur expérience intérieure. 

    Il pose ainsi un regard réfléchi sur la manière dont le non-dit, le sous-entendu et l'inexprimé peuvent être magnifiquement capturés et communiqués à travers les choix esthétiques en cinématographie.

    Alors, la prochaine fois que la lumière s'éteint dans la salle, et que le film commence, demandons-nous : que me dit la cinématographie, et surtout, que ne me dit-elle pas ? Et dans cet espace silencieux, quelles vérités pourrais-je découvrir ?



    Interview de Mandy Walker dans l'excellent Go Creative Show de Ben Consoli. Ben est lui-même chef opérateur, ce qui nous vaut des interviews très pointues.