Qu'est-ce qui pousse quelqu'un à consacrer sa vie à capturer la lumière ? Comment naît cette obsession pour les mystères de l'image qui transforme un enfant fasciné par les ombres portées en directeur de la photographie ?
Un étudiant m'a récemment interrogé sur ces questions dans le cadre de son mémoire. Sa problématique : "En quoi le travail de chef opérateur peut-il contribuer à associer émotion et magie par la mise en image?" Vaste programme. Nos échanges ont duré près de deux heures et touchent à certains aspects essentiels du métier :
Cette série de huit posts retrace cette conversation, et je me suis dit après coup qu'elle pourrait vous intéresser. J'ai gardé le ton conversationnel.
Premier épisode : les origines d'une vocation.
Peux-tu me parler de ton parcours et de ce qui t'a mené à devenir chef opérateur ?
J'ai toujours été très sensible à la lumière. Même tout bébé, il paraît que la seule façon de me calmer était d'allumer une bougie, de mettre un objet entre le mur et la bougie. Moi, je ne regardais ni la bougie ni l'objet, mais l'ombre sur le mur — c'est ça qui me calmait. C'est un truc que mon père m'a raconté sur le tard, et ça explique peut-être d'où me vient cette fascination. On naît avec des facilités ou des dons comme ça, et moi, c'est vrai que c'est une piste que j'avais envie d'explorer.
Du coup, même quand mon père s'est opposé au fait que je fasse du cinéma parce qu'il trouvait que c'était un métier de saltimbanque, j'ai persévéré. C'était quelque chose que j'avais envie de pratiquer plus qu'un hobby — c'est vraiment presque une quête dans ma vie, la lumière.
Parce que plus je creuse la lumière, plus je me rends compte qu'elle recouvre des mystères. Elle recoupe de grands mystères, dont par exemple la physique quantique, puisqu'elle se comporte d'une façon différente en fonction des obstacles qu'elle va rencontrer. Donc elle a une sorte de faculté de prémonition, en plus. Ce n'est pas de l'ésotérisme, ce sont des choses que la science commence à comprendre, à expliquer.
En plus, ça touche aux émotions — ce n'est pas que de la science, ça touche aux émotions, à la mise en résonance entre le spectateur et le film. Ces propriétés mystérieuses de la lumière rejoignent ce que je ressens sur un plateau. Composer une image, éclairer, cadrer — tout ça touche pour moi au sacré. Quand la caméra commence à tourner, qu'elle commence à capter et figer les choses, c'est un moment très particulier pour moi. Je ne peux pas considérer que c'est banal, qu'on verra en post-prod.
Ce côté control-freak m'a amené à être finalement chef opérateur. On est obligé de contrôler beaucoup sur le plateau : des paramètres humains, techniques, artistiques, pour provoquer la magie et l'émotion chez le spectateur. Mais il faut apprendre évidemment aussi à lâcher prise et à laisser, une fois qu'on est bien préparé, une partie du travail à la magie de ce qui se passe sur le plateau entre les êtres humains, entre eux et les décors, entre la caméra et eux, entre la lumière et tout ce petit monde qui rend tout ça magique sur le plateau déjà, et pour le spectateur ensuite.
Tu as commencé en quelle année à devenir chef opérateur ?
J'ai commencé à éclairer et à cadrer vers l'âge de 20 ans, donc c'était en 84 environ. C'était en parallèle à mes études à l'université, parce que mon père m'a poussé à des études universitaires. Donc j'ai fait une licence et un master en sciences pro, mais pendant ce temps, je tournais. En pellicule uniquement: Super-8, 16mm, Super-16, 35mm.
Par contre, pour répondre complètement à ta question, je me suis senti chef-op que vers les 40 ans, quand j'ai atteint une sorte de maturité qui faisait que je pouvais affirmer que j'étais chef-op. C'est-à-dire qu'en l'occurrence, je ne mettrais pas dans l'embarras une production qui m'engagerait, parce que j'avais déjà des réflexes un peu tout-terrain, au sens où j'étais capable de créer des images 20 minutes après que l'équipe arrive sur un décor, quelles que soient les conditions. Donc c'est ça pour moi être chef-op. J'ai donc mis vingt ans à me sentir chef-op.
Du coup, avant ces 20 ans, tu avais un peu le syndrome de l'imposteur ?
Oui, qui est tout à fait naturel — j'ai appris ça par la suite. Mais à l'époque, il n'y avait pas Internet. On pouvait beaucoup moins échanger avec les collègues. Ils faisaient semblant d'être très sûrs d'eux, vraiment, et n'échangeaient pas beaucoup. Il y avait cette espèce de culture du secret professionnel, où chacun gardait jalousement ses petits trucs, ses combines techniques. Comme si partager son savoir allait diminuer sa valeur sur le marché. Du coup, on se retrouvait tous isolés, à réinventer la roue chacun dans son coin, en se demandant si on était les seuls à galérer.
Internet en 1995, ça m'a vraiment aidé à m'émanciper de toutes ces idées et à me sentir un peu plus en résonance avec les confrères, surtout outre-Atlantique et en Angleterre. C'est comme si une grande fenêtre s'était ouverte et j'avais enfin un contact avec des professionnels du monde entier.
Tout d'un coup, je découvrais que des chefs-ops reconnus racontaient leurs erreurs, leurs tâtonnements, leurs échecs aussi. Alors je culpabilisais moins d'avoir le syndrome de l'imposteur parce que je sentais que c'était quasiment un bon signe, en fait. C'est comme le trac avant de rentrer sur scène pour un comédien. Il paraît que ceux qui n'ont pas le trac sont moins bons que ceux qui l'ont, qui mettent la barre un peu plus haut que ce à quoi ils ont l'habitude, ou qui sortent de leur zone de confort, pour parler comme aujourd'hui.
Cette anecdote du bébé fasciné par les ombres plutôt que par la source lumineuse résume peut-être tout : voir ce que les autres ne voient pas, être attiré par l'invisible plutôt que par l'évident. Vingt années d'apprentissage pour se sentir légitime, l'avènement d'Internet comme révélateur d'une condition partagée... Autant d'étapes qui dessinent le portrait d'un métier où la technique ne suffit pas — il faut aussi apprivoiser ses propres mystères.
Dans quelques jours, nous explorerons comment cette sensibilité particulière se traduit concrètement dans une signature visuelle, et pourquoi le hors-champ peut être plus expressif que ce qu'on montre ;)