Qu'est-ce que transmettre une émotion par l'image signifie pour toi ?
Ça repose sur du travail d'observation. Cette étape de la mise en place
avec les comédiens le matin, tranquillement avec juste le réalisateur —
voir ce que les comédiens proposent nous permet de construire ce que la
scène va véhiculer comme émotion. Est-ce que les acteurs sont déjà en
mesure de la donner ? Ou est-ce qu'il va falloir que nous, à la lumière,
au cadre, avec un mouvement de caméra, on booste ça ? Ou au contraire,
qu'on reste en retrait — plan fixe, d'un peu loin ?
Il faut ressentir les choses d'abord. Les intellectualiser un petit peu
après, au sens de : voilà ce qu'on voit, voilà ce qu'on doit ressentir —
c'est presque deux choses différentes.
Il y a des scénaristes qui travaillent comme ça : chaque scène, c'est
une fiche recto verso. Recto, ce que le spectateur voit. Verso, ce qu'il
doit ressentir, le sous-texte. Ces éléments doivent être clairs pour
tout le monde.
Si l'émotion que dégage le comédien est assez forte, on ne va pas aller la
chercher par des artifices d'éclairage ou de cadre. Par exemple, avec une
caméra sensationnaliste qui s'approcherait en gros plan de quelqu'un en
train de pleurer — parfois il vaut mieux faire preuve de pudeur à l'image.
Il s'agit de composer avec ce que le comédien propose et de rendre
lisibles — ou pas — certains endroits du visage ou des parties du décor,
qui font qu'on ressent les émotions qu'on voulait faire ressentir. Nous
devant le moniteur sur le tournage, et les spectateurs au final.
Quels sont les outils que tu utiliserais pour évoquer une émotion
?
C'est là le choix de l'optique et évidemment celui de la lumière. Par
exemple, je peux laisser un comédien dans la pénombre — une pénombre assez
forte avec juste quelques éléments du visage qu'on arrive à lire — sur un
fond assez clair ou avec des contres assez forts. Ce qui fait qu'on est
obligé mentalement, en tant que spectateur, de se rapprocher du
personnage.
Tout ce qui contribue à ce que le spectateur se penche en avant — au
sens physique et aussi sensoriel — favorise l'émotion.
C'est aussi la position de la caméra par rapport au visage du comédien qui
est déterminante. J'aime bien les cadrages où la caméra est à hauteur de
poitrine, avec une contre-plongée discrète. Ça donne au personnage une
présence à l'écran — juste un petit supplément de présence, presque
subliminale. Ça permet une sorte d'effet 3D, au sens où les têtes
s'imposent dans la salle.
Et les décadrages, ça joue aussi ?
Et puis les décadrages bien sûr : si le personnage est filmé avec l'espace
derrière sa tête — ce qui est tout à fait bizarre par rapport à un cadrage
normal où il y a de l'air devant. S'il y a de l'air derrière la tête dans
un cadrage, ça communique énormément sur ce qui se passe dans la tête du
personnage.
Quand la lumière raconte l'émotion
As-tu des exemples concrets de scènes où l'émotion passait
principalement par la lumière ?
Dans un film que j'ai tourné qui s'appelle Le lac noir, on avait
des séquences qui devaient évoquer des scènes assez terribles. Les
personnages étaient vraiment déchirés entre des émotions contradictoires —
c'était des pactes avec le diable, des promesses d'âme en échange d'autres
avantages.
Dans ces circonstances-là, avant même d'imaginer ce que les comédiens
allaient pouvoir donner, j'imaginais des directions de lumière. Par
exemple, j'avais éclairé le sol assez fortement et laissé les visages dans
la pénombre. La lumière rebondissait doucement vers les visages et
accentuait ce côté un peu angoissant d'un soleil de minuit. Contrairement
au soleil de jour qui nous arrive plutôt d'en haut, celui-là venait d'en
dessous de l'horizon et arrivait sur les visages depuis en dessous. Ce qui
est antinaturel et évoque des sentiments inquiétants.
Mais de plus en plus, j'aurais tendance à attendre de voir ce que les
comédiens proposent et avoir des réflexes très rapides sur le plateau pour
ajuster en conséquence.
La couleur comme langage émotionnel
Travailles-tu différemment la lumière ou les couleurs selon l'état
émotionnel d'un personnage ?
Les couleurs ne sont pas neutres. Là où on atteint des zones audacieuses,
c'est quand la lumière elle-même est colorée. Les sources LED actuelles
permettent de tester des audaces et des contrastes colorimétriques. C'est
vraiment tout un nouveau champ d'expressivité.
À quoi bon filmer en couleur si les couleurs ne servent à rien au niveau
expressif ? Quand on utilise les couleurs, il ne faudrait pas le faire en
autopilote. Il faudrait le faire à bon escient.
Tu penses qu'on devrait être plus audacieux avec la couleur ?
Je me demande si on ne devrait pas plus creuser dans cette direction. Que
les éclairages soient plus naturellement colorés, qu'on habitue les
spectateurs à vivre avec des images plus colorées.
Il y a des cinématographies en Asie ou en Amérique latine qui sont
naturellement plus colorées : le cinéma mexicain, sud-coréen, le cinéma
indien. Ils ont un art de la couleur qui est souvent très subtil. Le
spectateur dans ces pays-là a l'habitude de films colorés. Sa culture
visuelle est enrichie par ça. Du coup, les jeunes cinéastes ont
naturellement tendance à explorer l'expressivité des couleurs plus
volontiers que les chefs-op français par exemple, qui font encore un
recours assez timide à la couleur dans leurs éclairages.
L'intuition comme guide émotionnel
Dirais-tu que tes choix visuels sont plutôt guidés par ce que tu
ressens ou par ce que la technique impose ?
Par ce que je ressens.
La technique ne doit jamais être limitante. Si elle l'est, c'est que tu as
mal choisi ta caméra, ton optique, ton équipe. À partir du moment où tu as
blindé l'aspect technique, tu ne seras plus embêté par des limitations.
Être illimité techniquement, ça permet d'être guidé par le ressenti.
Est-ce que tes intuitions jouent un rôle important dans tes décisions
de plateau ?
L'intuition joue un rôle important dans mes décisions de plateau, mais ça
vient avec l'expérience. Autrefois je me blindais et maintenant je suis
très réceptif à ce que mon intuition me dicte. Aussi à ce que le hasard me
propose.
Pendant un réglage lumière, par exemple, tout d'un coup, quelqu'un passe
avec un plateau régie dans le faisceau d'un projecteur et je vois l'éclat
d'un verre qui projette des caustiques partout. En un quart de seconde, je
change complètement mon installation lumière pour quelque chose de
beaucoup plus simple que prévu.
Comment tu concilies ce besoin de contrôle avec cette ouverture à
l'imprévu ?
D'un côté, un chef-op doit être un control freak. Il doit préparer,
blinder. D'un autre côté, il faut être capable d'accueillir les meilleures
idées au moment où elles arrivent. Ça, c'est l'intuition. Savoir ce qu'on
veut raconter — si c'est clair pour le réalisateur, moi et les comédiens.
Si tout d'un coup il y a cet effet qui arrive, quelqu'un qui dit un mot
sur le plateau et je me dis "ça me rappelle une musique, un univers ou un
certain type de couleur" — tout d'un coup c'est l'intuition qui parle.
La préparation a servi à arriver à ce moment-là où on trouve une idée
encore meilleure que celle qu'on pensait bonne. L'intuition arrive, mais
elle prend le relais sur la prépa. Avec l'expérience, tu fais de plus en
plus confiance à ton intuition parce que les bases techniques sont
acquises.
L'équilibre paradoxal
Finalement, qu'est-ce qui prime : la lumière ou le cadre ?
Pour moi, la lumière fait toute la différence une fois que les autres
éléments sont en place — décors, costumes, acteurs. Si je dois choisir
entre cadre et lumière, je privilégierai toujours la lumière.
Mais il faut apprendre aussi à lâcher prise et à laisser, une fois qu'on
est bien préparé, une partie du travail à la magie de ce qui se passe sur
le plateau. Entre les êtres humains, entre eux et les décors, entre la
caméra et eux, entre la lumière et tout ce petit monde qui rend tout ça
magique sur le plateau déjà, et pour le spectateur ensuite.