07 juillet 2013

Making Of: "Sang Détour"




Tout comme vous, je tombe de temps en temps sur des films dont la qualité picturale est particulièrement soignée, et ce malgré des budgets réduits ou un temps de tournage très limité.
Comme on peut apprendre beaucoup des expériences des autres, je vous propose d'inaugurer une nouvelle série sur ce blog: des rencontres avec des cinéastes dont j'apprécie le travail.
Mes questions sont concrètes et visent à comprendre les enjeux techniques, artistiques et économiques de chaque projet.

Il y a quelques jours j'ai découvert "Sang Détour", un spot web réalisé par Stephen Bigot et chefopé par José Gerel. J'ai particulièrement apprécié les pénombres à l'intérieur de la maison, très maîtrisées et cohérentes.
Stephen m'avait soumis le film c'est donc à lui que j'ai posé quelques questions.

En prépa, comment as-tu travaillé: Références picturales? Juste des intuitions et des envies ?

La particularité de ce projet est qu'il y avait très peu de temps pour tout boucler, il s'est passé 5 semaines entre le moment où on est venu me dire "il faut trouver un scénario pour le don du sang" et le 14 juin journée mondiale des donneurs de sang où le film devait être obligatoirement terminé.
Pour avoir déjà travaillé sur ce genre de sujet cela faisait un moment que je voulais associer vampire et don du sang, même s'il fallait faire attention à ne pas laisser une image trop sombre au final. Je voulais donc avoir une vraie rupture amusante à la fin du film, en ayant par contre un vrai film d'ambiance, avec un rendu très fiction tout le long de l'histoire, en reprenant un peu les codes du genre.
Bien que peu fan des remakes, je me souviens avoir été très agréablement surpris de "The Texas Chainsaw Massacre" en 2003, ou j'ai trouvé la lumière de Daniel Pearl très efficace, avec des bonnes ambiances dans la maison.



Le film a-t-il été storyboardé? Si oui, de quelle façon et dans quel but?

Je fais systématiquement mes storyboards sur mes films, j'ai besoin de visualiser les plans, bien sur il y a souvent des plans en plus qui sont improvisés sur le moment, mais j'aime avoir cette base du storyboard ce qui nous a aussi fait gagner du temps avec le chef op en amont et pendant le tournage.



Le décor joue un rôle essentiel. Dans quelle mesure a-t-il été modifié pour le tournage?

Je savais qu'en m'engageant dans ce type de scénario, il ne fallait pas se louper sur le lieu, c'est le personnage principal de l'histoire. Je voulais entretenir le mystère, que l'on se demande ou cette journaliste pouvait bien aller, que ces pièces vides l'isolent encore plus.
Le but était de la rendre plus vulnérable au fur et à mesure de sa progression, dans des recoins de plus en plus inquiétants. J'ai donc évité de tourner dans les pièces qui étaient aménagées et rendre le lieu le plus désert possible.
Il fallait trouver un manoir avec une belle apparence extérieure et un intérieur beaucoup plus inquiétant, ça a été un vrai casse tête mais j'ai fini par trouver.


Le recours au fog est particulièrement efficace. Comment as-tu maîtrisé cet élément?

Là c'était une évidence, dans des lieux pareils avec l'ambiance que l'on voulait mettre il fallait clairement que l'on voit la lumière, alors on a fait tourner la machine à fumée quasi en permanence. Ca a été plus délicat sur les plans de l'escalier car il y avait plus de 10 mètres de plafond et donc ça commençait à faire beaucoup en volume par rapport au matériel que l'on avait. On a aussi essayé d'utiliser la lumière naturelle lorsque le soleil voulait bien percer un peu entre les nuages et venir éclairer en faisceau certains endroits des pièces. (Photo3 et Photo4)



On voit un plancher brillant (pour en tout cas un plan) dans lequel l'action se reflète. C'est très graphique. Dans quelle mesure cela avait-il été préparé, et comment as-tu procédé?

Cette idée de mouiller le sol sur les plans du couloir vient de mon chef op, José Gerel qui est un homme de talent et qui a fait un super travail sur ce film. Je suis particulièrement content du rendu.
José m'a proposé cette possibilité lorsque j'ai fait le 2eme repérage avec lui, la coincïdence fait que lorsque nous avons visité les pièces du sous-sol du manoir, certaines avaient été inondées par le temps déplorable qu'il a fait au mois de mai, ce qui permettait de voir de façon "naturelle" le rendu avec le sol mouillé.
Pour ces scènes du couloir le sol étant bien abimé et très mat il a fallu quasiment re-humidifier le sol entre chaque plan, et avec une équipe réduite c'était du boulot en plus, tout le monde a joué le jeu et a donné un coup de main, encore merci à eux.


En combien de temps ce film a-t-il été tourné?

Trois semaines pour trouver le scénar, le lieu, faire le storyboard, le casting et monter l'équipe technique. Deux jours de tournage, quatre jours pour montage et étalo, pour au final un film d'un peu moins de 2 minutes.


Quelle caméra, quelles optiques, et pourquoi?

Une Red Scarlet avec des objectifs Canon Série L, le 24-70mm et le 70-200mm. La sensibilité n'est pas le point fort de la Scarlet, ca a été un choix plus par défaut.


Dans les grandes lignes, quel était le parc lumière?

1 HMI Cinepar 2,5KW, 3 Joker-bug 800, 2 Kinos 4 tubes de 60 et 120, 3 Fresnel 650W, 1 Fresnel 2000W


Combien de personnes dans l'équipe image?

Cinq personnes: un chef opérateur, un chef electro, un électro, une cadreuse et une assistante caméra.


Es-tu particulièrement fier d'un plan? Lequel et pourquoi?

Il y a deux plans que j'aime un peu plus que les autres, le plan de profil lorsqu'ils montent l'escalier, ça ressemble à un tableau, avec la lumière diffuse en haut des marches pour souligner leur avancée vers l'inconnu.


Et puis le 1er plan du couloir lorsque la journaliste s'avance dans celui-ci, on est vraiment dans l'esprit thriller, les reflets au sol, la lumière dans la porte du fond, les rayons de lumière à gauche de l'image, le mur dégradé à droite, j'aime l'équilibre du plan.



Un regret? Lequel, et comment t'y prendrais-tu une prochaine fois?

Au niveau matériel j'aurai aimé avoir plus de machinerie, là on avait très très peu de chose, mais il fallait faire avec un budget low-cost. Mais un beau plan de grue ne m'aurait pas déplu ;-)
Il y aussi les contraintes liées au projet en lui-même, ça reste une pub, certes une pub web avec plus de flexibilité au niveau du ton décalé ainsi que sur la durée du spot, mais j'aurai aimé pouvoir y intégrer plus de plans.


Durant le tournage, y a-t-il eu un imprévu qui t'a inspiré?

Non pas d'imprévu particulier, par contre un effet que j'aurai voulu plus percutant lorsqu'on a mis en place la scène de la révélation des dents du vampire. Avec la lumière de la pièce, et le jeu des ombres on avait l'impression qu'il manquait une incisive à notre Comte Dracula, et un vampire édenté ça ne le fait pas :-) Je me suis transformé en dentiste en post-prod en lui ajoutant une fausse dent à cette place, et puis avec l'étalonneur on a redonné à sa dentition un petit coup d'Email Diamant.


Etalonnage: quel soft? quels partis-pris?

L'étalonnage a été fait sur DaVinci, par Thibaut Petillon. Avec José nous avons décidé d'aller jusqu'au bout, j'avais un scénario dans l'esprit court et bien on a insisté en donnant un rendu très fiction à l'image, dans ses contrastes et ses teintes en décalage avec ce que l'on peut voir souvent en pub.



Qu'est-ce que ce film t'a appris, sur toi-même et sur le travail avec la lumière?

Ce film a été une expérience des plus enrichissante pour moi, j'ai eu plusieurs casquettes tout au long de ce projet, c'est stressant mais au combien intéressant. Et puis en travaillant avec une équipe, certes réduite, mais motivée et très efficace tant au niveau des techniciens que des comédiens ça a compensé le manque de moyen matériel et humain lors du tournage.
Avec ce genre de film d'ambiance ou tout est basé sur le suggéré je savais l'importance du travail de la lumière, et ça a été de suite ma priorité dans la préparation.
Même si je me suis fait plaisir avec ce scénario et de faire un film de vampire, il n'en reste pas moins qu'il y avait un film à rendre et qu'il devait fonctionner, nous sommes contents car nous avons de très bons retours et en une quinzaine de jours il a dépassé les 40.000 vues sur dailymotion.
Merci Pascal de t'être intéressé à ce projet et d'avoir pu en discuter sur ton site.


Si vous désirez me soumettre un film dont vous estimez que le travail lumière serait intéressant à partager sur ce blog: montjo (at) gmail.com

01 avril 2013

La lumière mobile

Sam Kanater
Capture d'écran non étalonnée.

La lumière de cinéma est tributaire du temps: chaque fois qu'un acteur bouge ou qu'un cadre est rectifié se pose la question de l'optimisation de la lumière en fonction des nouvelles positions respectives des caméras et des protagonistes.
Le problème peut souvent être réglé par plusieurs sources fixes qui ponctuent le trajet des acteurs. Ou par une seule source dont les divers rebonds sur les murs et les autres protagonistes créent des effets techniquement satisfaisants (pour éviter les sur- et sous-ex) et convaincants du point de vue dramatique.
Mais il est parfois nécessaire de bouger les sources elles-mêmes. Elles sont alors manipulées en "live" pendant les prises.

Un cas d'école
La question d'un éclairage mobile s'est posée il y a quelques jours lors du tournage d'une courte séquence où le comédien évoluait dans un décor "difficile": plafond bas, murs réfléchissants, une seule petite fenêtre en vitrail, et seulement 3 murs utilisables. Le décor était en réalité une petite alcôve dans le lobby d'un hôtel.

Lobby hôtel Ryad Mogador Menzah, Marrakech

Le réalisateur voulait un plan mobile pour refléter l'agitation intérieure du personnage, à savoir le directeur d'une cellule anti-terroriste qui se réveille brusquement avec une intuition à propos d'un attentat imminent.

Il s'agissait d'une séquence matinale, qui impliquait un Soleil bas. Un 6kW positionné à 8 mètres de la fenêtre projetait la lumière colorée des vitraux sur le mur droite cadre, pour que le comédien puisse traverser le flux, mais aussi pour que le spectateur comprenne rapidement l'espace et les enjeux lumineux un peu particuliers. L'espace était défini par le premier plan de la séquence, un travelling avant vers le protagoniste endormi sur son canapé. Le second plan pouvait donc se permettre de jouer en "freestyle" dans cet espace.

Le premier parti-pris était donc de respecter la logique lumineuse du décor: une fenêtre colorée en contre-jour. Le second était de faire exister ces rayons lumineux, et de densifier l'atmosphère en enfumant légèrement la pièce. Cela permettait également un contrôle des contrastes.

Les pénombres vraisemblables
Restait à régler un problème lié à la latitude d'exposition du capteur: le diaph choisi pour ne pas brûler les hautes lumières ne permettait pas de "lire" les expressions du visage de l'acteur lorsqu'il tournait le dos à la fenêtre. Il me fallait un Fill pour arriver au niveau pénombre. Et vu la configuration du plateau et la mise en scène très mobile, ce Fill devait bouger en permanence. Un poly aurait été trop encombrant, et posé des problèmes de bruit en effleurant les autres techniciens (cadre, point, son). J'ai donc opté pour un Lite Panel, diffusé et recouvert de gélatines semblables à celles du vitrail, avec une dominante orange pour imiter la couleur des rebonds sur le mur rose foncé. Cette source sur batteries était manipulée par mon Chef Electro avec deux consignes: on devait croire que ce Fill provenait de rebonds du Key sur le mur latéral. Et il devait modeler le visage pour garder une certaine gamme de contrastes. Un ring light sur la caméra aurait écrasé les reliefs du visage. Cette source ne devait donc jamais être alignée avec l'objectif.



Mobilité
Le problème majeur avec les sources mobiles est qu'elles doivent paraître immobiles, au risque de perturber la perception du plan. Deux ou trois trucs sont utilisés pour fondre ces sources dans la lumière du reste du setup: elles sont le plus souvent diffusées (les ombres très floues peuvent bouger davantage que des ombres nettes avant que cela ne se remarque) et suivent l'acteur ou restent immobile par rapport à un référentiel. Par exemple, elles restent zénithales et centrées par rapport à un visage quels que soient les mouvements du visage. Elles sont souvent perchées pour éviter de projeter des ombres mobiles lorsque les protagonistes se déplacent les uns par rapport au autres.


Les oubliés de Dieu - Jawad vitrail from Pascal Montjovent on Vimeo.


Magie et piments
Les sources mobiles ont un avantage supplémentaire: elles pimentent le tournage en ajoutant un élément vivant parmi les acteurs. C'est un facteur important de motivation pour l'équipe lumière, qui participe du coup très activement à la réussite du plan. Dans ces moments, le tournage d'un film se rapproche des arts vivants et de la prestidigitation.